Crime et châtiment
Édition préparée sous la direction de Sabine Wespieser
© ACTES SUD, 1996,1991,1993 pour la traduction française
ISBN 2-7427-1936-9
FEDOR DOSTOÏEVSKI
Crime et Châtiment
roman traduit du russe
par André Markowicz
avertissement du traducteur
ACTES SUD
CHRONOLOGIE COMPLÈTE DES ŒUVRES DE DOSTOÏEVSKI
Les Pauvres Gens, 1846.
Le Double, 1845-1846.
Roman en neuf lettres, 1846.
Monsieur Prokhartchine, 1846.
La Logeuse, 1847.
Polzounkov, 1848.
Un cœur faible, 1848.
La Femme d’un autre et le mari sous le lit, 1848. Un honnête voleur ; 1848.
Le Sapin et le Mariage, 1848.
Les Nuits blanches, 1848.
Netotchka Nezuanova, 1848-1849.
Le Petit Héros, 1849.
Le Rêve de mon oncle, 1855-1859.
Le Village de Stepantchikovo et ses habitants, 1859.
Humiliés et offensés, 1861
Journal de la maison des morts, 1860-1862.
Notes d’hiver sur impressions d’été, 1863.
Les Carnets du sous-sol, 1864.
Le Crocodile, 1864.
Crime et Châtiment ; 1866.
Le Joueur, 1866.
L’Idiot, 1868.
L’Eternel Mari, 1870.
Les Démons, 1871.
Journal de l’écrivain 1873 (récits inclus) :
I.“Bobok” ;
II. “Petits tableaux” ;
III. “Le quémandeur”.
L’Adolescent, 1874-1875.
Journal de l’écrivain 1876 (récits inclus) :
I.“L’enfant « à la menotte »” ;
II.“Le moujik Mareï” ;
III. “La douce”.
Journal de l’écrivain (récits inclus) :
“Le rêve d’un homme ridicule”
Les Frères Karamazov
Discours sur Pouchkine l880
AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR
Crime et Châtiment, Le Joueur et L’Idiot ont été écrits en l’espace de quatre ans, de 1865 à 1868, dans un élan créateur frénétique qui était à l’image de la vie chaotique de Fédor Dostoïevski.
Âgé de quarante-quatre ans en 1865, revenu sur la scène littéraire depuis quatre ans après un exil de dix ans, Dostoïevski jouissait alors d’une popularité croissante, et s’affirmait comme l’écrivain le plus important de sa génération, avec Tolstoï, qui publiait à la même époque Guerre et Paix. Parallèlement, pressé par les créanciers après la mort de son frère, puis la faillite de la revue L’Époque (qu’il dirigeait avec lui), taraudé par le besoin de jouer, il devait accepter des conditions de travail inhumaines. Le Joueur fut écrit en vingt-sept jours – écrit n’est d’ailleurs pas le mot, puisque, pour gagner du temps, il fut dicté à une jeune sténographe qui allait devenir sa femme. Crime et Châtiment, de même que L’Idiot, furent, eux, écrits à l’étranger, où Dostoïevski et son épouse menaient une vie d’errance permanente et de misère accrue par les dettes de jeu. Dostoïevski traversait alors sans conteste la période la plus noire de sa vie.
Ses romans furent d’abord publiés en feuilleton dans des revues qui, le plus souvent, ne lui laissaient pas même le temps de relire les épreuves, tant les textes leur parvenaient avec retard.
Il est clair que ces conditions ont joué un rôle décisif dans le style et la composition de ces œuvres majeures. Commençant un roman comme L’Idiot, Dostoïevski lui-même ne sait pas où il va, et, pris par l’urgence, emporté par la passion et l’énergie vitale qui l’animent, oublie souvent les détails de l’intrigue.
La difficulté de faire passer Dostoïevski en français vient d’une double contradiction entre, d’une part, une apparente soumission aux règles du roman réaliste et une transgression permanente des règles et, d’autre part, entre cette transgression (touchant aussi bien à la vraisemblance qu’à l’ordre et au style du récit) et le respect de règles précises, dictées par des exigences déroutantes. Comment concilier cette négligence et ce raffinement, ce style bâclé, ces répétitions et cette extrême précision ? On serait tenté de dire que ce qui compte, c’est l’impulsion première qui saisit le lecteur et l’emportement qui le mène de la première page à la dernière sans qu’il se pose de question sur le style, la vraisemblance ou la qualité de la traduction.
Cela reviendrait à constater que la traduction n’a guère d’importance elle non plus en regard de cette impulsion et que, si lointaines, sans doute, qu’aient pu être les précédentes traductions françaises, ce sont elles qui ont assuré la diffusion de l’œuvre de Dostoïevski qui a été, dès le début du siècle, l’un des auteurs russes les plus connus en France. Le retraduire peut paraître inutile et la tentative de transmettre ce qu’un lecteur russe éprouve à lire ces phrases dictées dans la hâte risquait de ne servir qu’à décontenancer le lecteur fiançais, préférant, tant qu’à faire, un Dostoïevski amélioré à cet auteur brouillon et mal fagoté. Néanmoins, dans la mesure où ce style brutal est inséparable de la signification de l’ensemble et où la manière de bousculer la syntaxe est indissolublement liée à la puissance du texte, il était tentant de se lancer dans une expérience qui amenait à rompre avec des normes si prégnantes en français. Que cette expérience ait les limites d’une lecture particulière en fait, comme de toute interprétation, une expérience subjective, provisoire par définition. S’il est arbitraire d’isoler des composantes d’une interprétation, il n’est peut-être pas inutile d’indiquer quelques lignes directrices qui l’orientent toujours.
Le refus de faire du style, de polir ses phrases, de corriger les répétitions ou les impropriétés qui fourmillent dans ses romans n’est pas, pour Dostoïevski, le résultat de conditions de travail subies malgré soi. Peut-être ces conditions ont-elles été une force libératrice autant qu’un fardeau. On peut dire que Le Joueur est à cet égard une sorte de manifeste : Dostoïevski écrit “mal”, considérant que l’élégance littéraire, le plaisir de la belle phrase et du “bien écrire” sont des préoccupations de petit marquis français. La beauté pour lui est toujours convulsive, à l’image de l’épilepsie dans L’Idiot.
La violence est inséparable d’une autre caractéristique essentielle, qui tient au fait que la narration, prise en charge par une personne singulière, est à la fois partiale, chargée d’émotion, convaincante et suspecte : l’oralité, le doute jeté sur la parole dans le moment où elle se révèle le plus éloquente ont évidemment partie liée avec le brouillage syntaxique et le refus de fournir une narration maîtrisée ; les zones d’incohérence et les lacunes disent parfois autant que les commentaires les plus emportés.
Liée à cette énigme et à ce tourbillon centré sur un creux, la troisième particularité, fondamentale, tient à la structure aléatoire, poétique, et toujours subtilement humoristique, de ces romans. Dostoïevski ne parlait jamais de “romans” mais de “poèmes” et l’essentiel est peut-être ce qui semble rester invisible : les motifs stylistiques et les images obsessionnelles formant des constellations discrètes.
Souhaitons que ce Thésaurus, en rassemblant trois romans si différents, donne à percevoir l’unité d’une œuvre cohérente dans son incohérence et sa singularité que la lecture qui a pu en être donnée ici s’est surtout efforcée de ne pas réduire.
ANDRÉ MARKOWICZ
CRIME ET CHÂTIMENT
Titre original : Prestouplénié i nakazanié
PREMIÈRE PARTIE
I
Au début du mois de juillet, par une chaleur torride, le soir venu, un jeune homme quitta le cagibi qu’il sous-louait ruelle S***, sortit sur le trottoir et, lentement, comme pris d’indécision, se dirigea vers le pont K***.
Il évita sans encombre de croiser sa logeuse dans l’escalier. Son cagibi se trouvait juste sous le toit d’un haut immeuble de quatre étages et tenait plus d’une armoire que d’un logement. Sa logeuse, à laquelle il louait ce cagibi avec la pension et le service, vivait, quant à elle, un étage plus bas, dans un appartement particulier, et, chaque fois qu’il sortait, il se trouvait dans l’obligation de passer devant la cuisine de sa logeuse, presque toujours grande ouverte sur l’escalier. Et, chaque fois, le jeune homme, quand il passait devant, ressentait une sorte de sensation de douleur et de crainte qui lui faisait honte, et le faisait grimacer. Il était endetté jusqu’au cou auprès de sa logeuse, et il avait peur de la croiser.
Non pas qu’il fût si lâche, si brisé par la vie, c’était même tout le contraire ; pourtant, depuis un certain temps, il vivait dans un état d’irritabilité et de tension qui ressemblait à de l’hypocondrie. Il s’était à ce point renfoncé en lui-même, s’était à ce point séparé de tout le monde qu’il avait peur de toutes les rencontres, pas seulement de celle de sa logeuse. Il était écrasé par la pauvreté ; mais sa gêne constante avait, ces derniers temps, cessé de lui être un fardeau. Ses affaires de tous les jours, il avait complètement cessé de s’en occuper, et il ne voulait plus s’en occuper. Au fond, il n’avait pas du tout peur de sa logeuse, quoi que celle-ci pût entreprendre contre lui. Mais, s’arrêter dans l’escalier, écouter toutes sortes de bêtises sur ces absurdités de tous les jours dont il n’avait absolument rien à faire, ces litanies sur le paiement, les menaces, les plaintes, et, en même temps, lui-même, devoir chercher des faux-fuyants, se trouver des excuses, mentir – ça, non, mieux valait, comme un chat, se faufiler dans l’escalier, et fuir sans être vu.
Du reste, cette fois-ci, sa peur de rencontrer sa créancière fut telle qu’elle le frappa lui-même, quand il se retrouva sur le trottoir.
“Cette entreprise que je veux tenter et, en même temps, j’ai peur de bêtises pareilles ! se dit-il avec un sourire étrange. Hum… oui… tout est entre les mains de l’homme, et tout lui passe quand même sous le nez, et pour une seule raison, c’est qu’il est lâche… ça, c’est un axiome… C’est curieux, de quoi est-ce que les gens ont le plus peur ? D’un nouveau pas, d’une nouvelle parole personnelle, qu’ils ont le plus peur… Mais, je bavarde beaucoup trop. Pour ça que je ne fais rien, que je bavarde.
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