Cet enfant s’appela Georges.
*
Dès le plus bas âge, Georges manifesta les plus méchants instincts et avec une telle violence qu’il était aisé de voir que l’éducation et la sévérité ne pourraient faire autre chose que de les atténuer sans les supprimer. Seule, la tendresse d’une mère eût eu quelque bonne influence, et souvent il semblait la chercher, comme une mauvaise plante qui aspirerait au soleil réconfortant. Mais qu’eût pu lui donner Marthe ? Tout au plus parvenait-elle à refréner sa haine contre celui qui avait brisé sa vie et séparé d’elle pour toujours l’époux aimé. Jamais elle ne le sentit son fils, jamais elle ne le considéra comme un être conçu et porté dans le mystère de ses entrailles et enfanté par l’effort de ses reins et de son ventre.
Il fut un étranger jeté fortuitement au seuil de sa porte, un étranger qu’elle élevait en maugréant, — car, s’il est naturel d’aimer son enfant, il ne l’est pas moins de ne pas aimer un étranger, et qu’était-ce autre chose pour elle ?
Elle vécut seule, plus seule auprès de ce fils que si elle n’en avait point. Aussitôt qu’elle le pût, elle s’en débarrassa et le mit au lycée. Mais il en fut renvoyé et, après deux autres tentatives infructueuses, elle dut le reprendre auprès d’elle.
Et elle se demandait souvent qui pouvait bien être le père de ce garnement intraitable et comment il se faisait que dans le sein d’une femme un homme pût ainsi déposer, avec une goutte de sang, tous ses instincts, tous ses vices, toute sa dépravation ?
Un jour, Georges disparut. Il avait seize ans. Elle était si lasse de lui qu’elle ne fit aucune recherche. Puis quelques années plus tard, elle apprit à la fois l’assassinat de son mari et l’arrestation de son fils, accusé de parricide.
*
Les choses marchèrent rapidement, Georges n’ayant pu se défendre devant l’amas de preuves que la justice réunit, Mme Nancel fut convoquée plusieurs fois, et son attitude déconcerta le juge, tellement elle parut indifférente à toute cette affaire. Aussi, le jour des débats, le public, déjà prévenu contre elle, lui manifesta-t-il à diverses reprises son hostilité.
Elle ne s’en inquiétait pas. Elle témoigna sans passion, sans angoisse, comme s’il se fût agi d’un inconnu, et rien ne palpitait en sa voix lente. Elle n’eut pas un mot de prière. Elle ne chercha pas une excuse au fils coupable.
Pourtant, vers la fin du réquisitoire, l’avocat général la taxant de froideur et lui reprochant sa conduite avec Georges, elle se leva et prononça :
— Peut-être, après tout, mon devoir est-il de parler. Mais, vraiment, à quoi bon ! Croirez-vous ce que mon mari n’a pas cru, lui qui avait tout intérêt à croire et qui, cependant, m’a quittée, me jugeant criminelle ? Croirez-vous ceci : il y a vingt ans, j’ai été violée par un homme que je n’ai jamais revu. Georges est le fils de cet homme. Il a tué mon mari, soit, mais il n’est pas parricide. Le croirez-vous ?
Il y eut un tumulte ironique. Elle continua, d’un ton de révolte :
— On ne croit rien ! On ne croit rien ! C’est cela qui est le plus affreux. On ne croit que s’il y a des preuves écrites, palpables, visibles. Or, je n’en ai pas, moi. Je n’en ai pas eu pour convaincre mon mari qui, certes, ne m’eût pas abandonnée si j’avais pu lui prouver que j’étais victime d’un hasard épouvantable. Je n’en ai pas pour vous convaincre que ce n’est pas son père qu’a tué Georges. Or, vous allez le punir d’un crime dont il n’est pas coupable, car, certes, en raison de son âge, vous lui feriez grâce de la vie s’il ne s’agissait que d’un meurtre ordinaire. Mais vous ne me croyez pas, n’est-ce pas ?
Dans le lourd silence moqueur, sa voix frémit de colère :
— C’est injuste, c’est abominable ! Ne pas être cru quand on dit la vérité ! J’ai toujours souffert à cause de cela… nous souffrons tous à cause de cela… c’est le mal du monde, la défiance ! Ouvrir les yeux bien grands, regarder droit devant soi, laisser tomber de ses lèvres la vérité comme une source pure qui vient du cœur, et ne pas être cru, parce qu’il n’y a pas de preuve ! Mais, en dehors de ma parole, n’entendez-vous pas que toute ma vie la crie, cette vérité ? Me serais-je ainsi comportée avec Georges s’il avait été mon vrai fils, le fils de ma chair consentante et de mon libre amour ? Ma tendresse de mère n’eût-elle pas refréné, aboli ses mauvais instincts ? Et ici, à cette minute solennelle, ne serais-je pas comme une bête en furie ou comme une suppliante, si j’étais la mère, la vraie mère ?
« Non, vous dis-je, je ne suis pas sa mère, on l’a mis au fond de moi, à mon insu, comme une immondice, et je ne l’aime pas, je ne l’ai jamais aimé. Il ne s’agit pas seulement de créer pour aimer, il s’agit de vouloir créer, de jouir en créant. Et je n’ai rien ressenti, rien voulu. Ce n’est pas mon fils, ce n’est pas le fils de celui qu’il a tué, ce n’est le fils de personne… ou plutôt il est votre fils à tous, puisqu’il vient du hasard… et vous n’avez pas le droit de le tuer… et vous lui devez de le soigner, de l’aimer puisqu’il n’a ni père ni mère… »
Le jury se retira. Georges fut condamné à mort. Marthe Nancel leva les épaules en murmurant :
— Imbéciles !
Le drame
Tous les soirs, en ces premiers jours d’automne qui nous réunissaient dans le grand salon du château, nous demandions à notre voisin, M. de Beautrelet, de nous conter quelqu’une de ces affaires criminelles auxquelles il fut mêlé jadis comme juge d’instruction.
1 comment