Pas une fois je ne me retournai. D’ailleurs, les rideaux m’eussent empêché de le voir. Mais, par quel étrange hasard, ne me suis-je point retourné pour voir ces dames ?

Donc, je ne puis rien dire. Des champs, des arbres, une grande route blanche, et cela pendant deux heures, voilà tous mes souvenirs. Et il m’est encore impossible de croire qu’il se soit passé quelque chose… surtout cela…

C’est à l’arrivée seulement… Je sautai de la voiture. Mon ami me dit :

— Ouvre la portière, veux-tu ?

Je fis le tour, et soudain je poussai un cri : il y avait du sang qui coulait sur le vernis de la caisse, sur le marchepied, des filets de sang qui coulaient parmi la poussière et tombaient sur la route. D’un coup j’ouvris.

Je ne ferai pas de phrases, n’est-ce pas ? La chose brutale, toute simple, telle qu’elle m’apparut… À droite et à gauche, deux cadavres, ceux d’Henriette et de Suzanne, et en quel état ! Baignés de sang, mutilés, le visage méconnaissable et comme écrasé par quelque instrument formidable.

Au milieu, leur mère, à genoux, le buste ployé en deux. Nous voulûmes la relever. Vision horrible ! La tête était presque entièrement détachée du tronc, oui, coupée nettement et proprement, comme si la chose avait été faite par un opérateur exercé, sur une table de dissection.

Et tout cela avait eu lieu derrière nous, contre nous, en notre présence ! Et aucun bruit, aucun mouvement, rien ne nous avait avertis du drame terrifiant qu’il était matériellement impossible que nous n’eussions pas vu, impossible que nous n’eussions pas entendu. Et pourtant…

Vraiment, l’on aurait dit — ce fut l’expression dont se servit par la suite mon ami — on aurait dit la mise en scène adroitement préparée d’un prestidigitateur : tout s’effectue derrière le rideau et à proximité du public, et quand le rideau se relève, on constate des disparitions, des changements, la délivrance de telle personne enfermée dans une armoire, l’emprisonnement de telle autre. C’était à la fois sinistre et absurde, macabre et presque risible, œuvre de quelque fou furieux, à laquelle on eût pu croire que les victimes s’étaient prêtées de bonne grâce, en souriant, et comme on s’offre à faire partie d’un tableau vivant destiné à charmer ou à terrifier les spectateurs.

Nous nous regardâmes, épouvantés. Les domestiques, des gens du château arrivaient et poussaient des cris d’effroi. Mon ami murmura :

— Maxime Bermont…

De fait, lui seul, étant donné la vitesse égale de son automobile, aurait pu… Mais non, cela n’était pas admissible. Pour qu’un acte se produise, il faut qu’un certain nombre de circonstances se trouvent réunies qui le rendent réalisable.

Or, l’hypothèse qui nous venait à l’esprit involontairement était si dénuée de toute vraisemblance que nous n’aurions même pas su la formuler.

Et cependant que faisait Maxime ? Où était-il ? Mon ami me dit :

— Vite, repars, mon chauffeur va te conduire. Peut-être trouveras-tu en route quelque indice…

Je repris le chemin que nous avions suivi. Au bout de vingt minutes, après un tournant, nous arrêtâmes subitement.

Sur le bord de la route, contre le talus, il y avait une automobile renversée, brisée, tordue. À côté deux corps gisaient.

Je descendis. C’étaient Maxime et son mécanicien. Ils étaient morts. L’homme ne présentait aucune blessure apparente. Mais Maxime — et c’est là ce qui achève de donner à l’aventure toute son horreur tragique — Maxime avait été frappé entre les deux épaules de trois coups de couteau.

L’enquête fut longue. Avec mon collègue, le juge d’instruction, nous la poursuivîmes patiemment et minutieusement. En vain. Des recherches sur le passé des victimes ne nous apprirent pas davantage. Tout au plus ce potin : Maxime Bermont aurait été, deux ans auparavant, l’ami très intime de Mme Andrey, la mère d’Henriette et de Suzanne. Voilà tout. Et pourtant je vous jure que je n’ai pas épargné ni mon temps, ni mes forces, ni mon intelligence. Mais, que voulez-vous, il y a de ces choses dont il semble que la destinée est de rester pour nous un inviolable secret. Celle-ci est au nombre de ces choses.

M. de Beautrelet se leva.

— Eh bien ? lui dit-on.

— Eh bien, quoi ?

— Mais la suite ? la vérité sur le drame ?

— La vérité ? Mais je l’ignore.