Holà! Pisanio!... Le roi mon père sera instruit de ton audace; s'il trouve bon qu'un étranger téméraire marchande à sa cour comme dans une mauvaise maison de Rome, et nous dévoile ses brutales pensées, il a une cour dont il ne se soucie guère, et une fille qu'il estime bien peu. Holà! Pisanio!
IACHIMO.--O heureux Léonatus! je puis bien le dire, la confiance que ta dame a en toi mérite bien la tienne, et ta parfaite vertu mérite bien aussi sa tranquille confiance! Vivez longtemps heureuse, vous la dame du plus digne chevalier dont jamais se soit vanté un pays; vous, sa maîtresse digne seulement du plus noble coeur. Accordez-moi mon pardon; je n'ai parlé ainsi que pour éprouver si votre fidélité était bien enracinée; je vais rendre votre époux ce qu'il est déjà, l'homme le plus aimable et le plus fidèle; il possède la charmante sorcellerie de charmer toutes les sociétés; la moitié du coeur de tous les hommes est à lui.
IMOGÈNE.--Vous réparez vos fautes.
IACHIMO.--Il est assis au milieu des hommes comme un dieu descendu du ciel, il est paré d'une sorte d'honneur qui surpasse sa beauté mortelle; ne soyez pas offensée, auguste princesse, si j'ai osé éprouver quel accueil vous feriez à un faux rapport. Il n'a servi qu'à confirmer honorablement votre bon jugement dans le choix que vous avez fait d'un époux si rare, que vous saviez ne pouvoir faillir. C'est l'amitié que j'ai pour lui qui m'a porté à vous éprouver; mais les dieux vous ont formée différente de toutes les autres femmes, exempte de faiblesse; je vous prie, pardonnez-moi.
IMOGÈNE.--Tout est réparé, seigneur. Disposez de mon pouvoir dans cette cour.
IACHIMO.--Recevez mes humbles actions de grâces.--J'avais presque oublié de faire à Votre Altesse une petite prière, et qui pourtant est importante, car elle intéresse votre époux; plusieurs amis et moi avons part aussi à cette affaire.
IMOGÈNE.--Je vous prie, de quoi s'agit-il?
IACHIMO.--Une douzaine de nos Romains et votre époux (la meilleure plume de notre aile), nous avons tous contribué pour une somme destinée à acheter un présent pour l'empereur; agent des autres, j'en ai fait l'emplette en France. C'est de la vaisselle d'un rare dessin, et des bijoux d'une forme exquise et riche; leur valeur est considérable; étranger comme je suis, je serais désireux de les voir en lieu sûr; vous plairait-il de les prendre sous votre protection?
IMOGÈNE.--Volontiers, et j'engage mon honneur à leur sûreté, puisque mon seigneur y est intéressé; je veux les garder dans ma chambre à coucher.
IACHIMO.--Ils sont renfermés dans un coffre escorté par mes gens. Je prendrai la liberté de vous les envoyer, seulement pour cette nuit. Demain je dois me rembarquer.
IMOGÈNE.--Oh! non, non.
IACHIMO.--Il le faut, daignez me le permettre, ou je manquerais à ma parole en différant mon retour. J'ai traversé les mers en venant de France, pour tenir ma promesse de voir Votre Altesse.
IMOGÈNE.--Je vous remercie de votre peine; mais vous ne partirez pas dès demain?
IACHIMO.--Oh! il le faut, madame. Ainsi, si vous voulez saluer votre époux dans une lettre, je vous supplie, écrivez-la ce soir; j'ai déjà passé le terme marqué pour mon séjour, et le temps presse pour offrir notre présent.
IMOGÈNE.--J'écrirai; envoyez-moi votre coffre, il sera gardé avec soin et fidèlement rendu. Vous êtes le bienvenu.
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
Une cour devant le palais de Cymbeline.
Entre CLOTEN avec DEUX SEIGNEURS.
CLOTEN.--Jamais homme a-t-il autant joué de malheur? Je frise le but1, et puis je me vois rouler au loin! J'avais sur le coup cent livres de pari, et il faudra encore qu'un impertinent faquin vienne m'entreprendre pour avoir juré, comme si je lui empruntais mes serments; et que je ne fusse pas le maître de les prodiguer à mon gré!
Note 1: I kissed the jack, cochonnet, but.
PREMIER SEIGNEUR.--Qu'a-t-il gagné à cela? Vous lui avez cassé la tête avec votre boule.
SECOND SEIGNEUR, à part.--S'il n'eût pas eu plus de cervelle que celui qui lui a cassé la tête, il ne lui en serait pas resté.
CLOTEN.--Lorsqu'un gentilhomme est en humeur de jurer, il n'appartient pas à aucun des spectateurs de venir interrompre2 ses jurements, je crois?
SECOND SEIGNEUR.--Non, seigneur, (à part) ni de leur couper les oreilles3.
CLOTEN.--Ce chien de bâtard!--Moi! lui donner satisfaction? Que n'est-il quelqu'un de mon rang!
SECOND SEIGNEUR, à part.--Il serait au rang des fous4!
Note 2: To curtail his oath, mot à mot, couper la queue à ses jurements, les mutiler.
Note 3: : L'autre répond: Ni de leur couper les oreilles, nor crop the ears of them.
Note 4: Jeu de mots sur rank, rang et rance; le second seigneur répond: Sentir le fou.
CLOTEN.--Rien au monde ne m'impatiente autant. Peste soit de la grandeur! je voudrais n'être pas noble comme je suis. On n'ose pas se battre avec moi, à cause de la reine ma mère: le dernier petit bourgeois s'en donne son soûl de se battre, et moi, il faut que j'aille et vienne comme un coq dont on ne peut trouver le pair.
SECOND SEIGNEUR, à part.--Vous êtes à la fois un coq et un chapon, et vous chantez, coq, avec votre crête.
CLOTEN.--Vous dites?
PREMIER SEIGNEUR.--Qu'il n'est pas convenable que Votre Altesse se mesure avec le premier venu qu'il lui aura plu d'insulter.
CLOTEN.--Non: je sais cela, mais il est convenable que j'offense mes inférieurs.
SECOND SEIGNEUR.--Oui, cela ne convient qu'à Votre Altesse.
CLOTEN.--C'est ce que je dis.
PREMIER SEIGNEUR.--Avez-vous entendu parler d'un étranger qui est arrivé ce soir à la cour?
CLOTEN.--Un étranger! et je n'en sais rien!
SECOND SEIGNEUR, à part.--Ah! tu es toi-même un étrange sot5, et tu n'en sais rien non plus.
Note 5: Jeu de mots sur strange, étrange et étranger.
PREMIER SEIGNEUR.--Oui, il y a un Italien d'arrivé; on le croit un des amis de Léonatus.
CLOTEN.--De Léonatus, ce coquin de banni! Son ami en est un autre, quel qu'il soit.--Qui vous a appris l'arrivée de cet étranger?
PREMIER SEIGNEUR.--Un des pages de Votre Altesse.
CLOTEN.--Me convient-il d'aller le regarder? Le puis-je sans déroger?
SECOND SEIGNEUR.--Vous ne pouvez déroger, seigneur.
CLOTEN.--Cela ne m'est pas aisé, je crois.
SECOND SEIGNEUR, à part.--Vous êtes un imbécile avoué: et tout ce qui vient de vous étant d'un imbécile, ne vous fait pas déroger.
CLOTEN.--Venez, je veux voir cet Italien: ce que j'ai perdu aujourd'hui aux boules, je le regagnerai le soir avec lui. Venez, allons.
SECOND SEIGNEUR.--Je suis Votre Altesse. (Cloten sort avec le premier seigneur.)--Comment une diablesse aussi rusée a-t-elle pu mettre au monde cet âne? Une femme qui renverse tout avec sa tête; et voilà son fils à qui on ne ferait pas comprendre qu'en ôtant deux de vingt, il reste dix-huit.--Hélas! pauvre princesse, divine Imogène! que ne souffres-tu pas, entre un père que gouverne ta marâtre, une mère qui trame à tout moment des complots, et un amant plus odieux pour toi que l'horrible exil de ton cher époux;--plus odieux que cet horrible divorce qu'il désire!--Que le ciel soutienne les remparts de ta chère vertu; qu'il affermisse le temple de ta belle âme, afin que tu puisses un jour résister et posséder et ton époux banni et ce vaste royaume!
(Il sort.)
SCÈNE II
Une chambre à coucher, et dans un coin un coffre.
IMOGÈNE, lisant dans son lit, une dame lui tient compagnie.
IMOGÈNE.--Qui est là? Est-ce vous, Hélène?
HÉLÈNE.--Que désirez-vous, madame?
IMOGÈNE.--Quelle heure est-il?
HÉLÈNE.--Près de minuit, madame.
IMOGÈNE.--Alors j'ai lu trois heures; mes yeux sont fatigués.--Pliez le feuillet où j'en suis restée, et allez vous mettre au lit. N'emportez point le flambeau, laissez-le brûler: et si vous pouvez vous réveiller à quatre heures, appelez, je vous prie.--Le sommeil me gagne complètement. (Hélène sort.) Dieux, je me mets sous votre garde: protégez-moi, je vous en supplie, contre les fées et les esprits malfaisants de la nuit.
(Imogène s'endort.)
IACHIMO, sortant du coffre.--Les grillons chantent: les sens de l'homme, épuisés par le travail, se réparent dans le repos. Ainsi jadis notre Tarquin foulait doucement les joncs6 avant d'éveiller la chasteté qu'il viola. Cythérée, comme tu es belle dans ton lit! pur lis! plus blanc que les draps! oh! si je pouvais te toucher, te donner un baiser, un seul baiser! Rubis incomparable de ses lèvres, que vous le rendez précieux! C'est son haleine qui embaume ainsi l'appartement: la flamme du flambeau s'incline vers elle, et voudrait pénétrer sous ses paupières pour y voir les lumières qu'elles cachent maintenant sous leur rideau: globes d'un blanc mêlé d'azur, de l'azur même des cieux.--Mais mon projet est d'observer la chambre; je vais tout écrire.--Ici des tableaux.--Là une fenêtre.--Tels sont les ornements de son lit.--Les tapisseries, les personnages sont ainsi, et ainsi est le contenu du livre.--Mais quelques signes naturels observés sur son corps seraient un témoignage plus important que la description de dix mille meubles, et ils enrichiraient mon inventaire. O sommeil, image de la mort, appesantis-toi sur elle, et rends-la insensible comme un monument placé dans une chapelle. (Prenant le bracelet d'Imogène.) Viens à moi, viens: tu es aussi aisé à défaire que le noeud gordien était serré.--Il est à moi, et ce bracelet sera un témoin extérieur aussi fort que la conscience à l'intérieur pour désespérer son époux.--Son sein gauche porte un signe à cinq rayons comme les gouttes de pourpre qui brillent dans le calice d'une primevère7. Voilà une preuve plus forte que toutes celles que peuvent donner les lois. Ces signes cachés le forceront de croire que j'ai crocheté la serrure et ravi le trésor de son honneur. Que me faut-il de plus?--Qu'ai-je besoin d'écrire ce qui est écrit, imprimé dans ma mémoire? (Prenant le livre.)--Elle a lu bien tard l'histoire de Térée; la feuille est pliée à l'endroit où Philomèle se rendit.--J'en ai assez: rentrons dans ce coffre et refermons-en le ressort.--Vite, hâtez-vous, dragons de la nuit: que l'aurore vienne ouvrir l'oeil du corbeau.--Je vis dans la crainte; l'enfer est ici pour moi, quoiqu'un ange céleste y repose. (L'horloge sonne.) Une, deux, trois: il est temps, il est temps.
Note 6: On étendait des joncs sur le parquet des appartements, comme nous y mettons aujourd'hui des tapis.
Note 7: Shakspeare avait observé la nature, mais il ne la peint pas ici exactement: ces gouttes de la primevère sont jaunes et non pourpres.
(Il rentre dans le coffre; la scène se ferme.)
SCÈNE III
Une antichambre dans l'appartement d'Imogène.
Entre CLOTEN ET les DEUX SEIGNEURS.
PREMIER SEIGNEUR.--Votre Altesse est l'homme le plus patient dans la perte, le joueur le plus froid qui ait jamais retourné un as.
CLOTEN.--Il n'y a pas d'homme que la perte ne rende froid.
PREMIER SEIGNEUR.--Mais tout le monde ne montre pas une patience aussi noble que Votre Altesse: vous êtes très-ardent, très-emporté lorsque vous gagnez.
CLOTEN.--Le gain donne du courage à tout le monde. Ah! si je pouvais gagner cette entêtée d'Imogène, je serais assez riche. Le matin approche, n'est-ce pas?
PREMIER SEIGNEUR.--Il est jour, seigneur.
CLOTEN.--Je voudrais bien voir arriver ces musiciens. On me conseille de lui donner de la musique le matin; on m'a dit que cela pénétrerait.
1 comment