(Les musiciens entrent.) Venez, accordez vos instruments; si vous pouvez la pénétrer avec ce jeu de vos doigts, tant mieux; nous essayerons aussi notre langue; si rien ne réussit, qu'elle reste ce qu'elle est; mais jamais je ne la céderai.--Imaginez d'abord quelque chose de piquant et d'exquis, exécutez ensuite un air d'une merveilleuse douceur, accompagné d'admirables et éloquentes paroles; et puis laissons-la à ses réflexions.

(Les musiciens chantent et s'accompagnent.)

AIR.

Écoute, écoute, l'alouette chante à la porte des cieux.

Et Phébus va se lever

Pour abreuver ses coursiers à cette source qui repose dans le calice des fleurs;

Les marguerites clignotantes

Commencent à entr'ouvrir leurs yeux d'or.

Éveille-toi, ma douce maîtresse,

Avec toutes ces choses jolies;

Lève-toi, lève-toi.

CLOTEN, aux musiciens.--En voilà assez. Laissez-nous.--Si ceci pénètre, je ferai grand cas de votre musique, sinon alors c'est un vice de son oreille que ni les crins de cheval8, ni les boyaux de chat, ni la voix de l'eunuque ne pourront jamais corriger.

(Les musiciens sortent.)

Note 8: Horse hair and cat's guts, pour dire les crins de l'archet et les cordes des instruments.

(La reine et Cymbeline paraissent.)

SECOND SEIGNEUR.--Voici le roi.

CLOTEN.--Je suis bien aise d'être resté debout si tard; cela fait que je suis levé de grand matin. En bon père, il ne peut qu'approuver l'hommage que je viens de rendre.--Salut à Votre Majesté et à ma noble mère.

CYMBELINE.--Vous assiégez donc la porte de cette fille sévère? Ne paraîtra-t-elle point?

CLOTEN.--J'ai attaqué son coeur par la musique; mais elle ne daigne pas y faire attention.

CYMBELINE.--L'exil de son amant est trop récent; elle ne l'a pas encore oublié; mais le temps effacera les traces de son souvenir, et alors elle est à vous.

LA REINE.--Vous devez bien des remerciements au roi: il ne laisse échapper aucune occasion de vous faire valoir auprès de sa fille. Sachez vous-même mettre de la suite dans vos démarches auprès d'elle: apprenez à saisir l'occasion favorable; que ses refus augmentent vos empressements; que les devoirs que vous lui rendez paraissent une inspiration naturelle; obéissez-lui en toutes choses excepté lorsqu'elle vous ordonne de vous éloigner d'elle: sur ce seul article soyez insensible.

CLOTEN.--Insensible? Pas du tout.

(Un messager entre.)

LE MESSAGER.--Avec votre bon plaisir, seigneur, des ambassadeurs sont arrivés de Rome; l'un d'eux est Caïus-Lucius.

CYMBELINE.--C'est un digne Romain, quoiqu'il vienne cette fois dans des intentions hostiles, mais ce n'est pas sa faute. Je veux le recevoir avec les marques de distinction que je dois à celui qui l'envoie, et, quant à lui, nous devons nous souvenir de ses bontés passées envers nous. Mon fils, lorsque vous aurez dit bonjour à votre princesse, venez nous rejoindre; nous aurons besoin de vous employer auprès de ce Romain.--Venez, madame.

(Cymbeline sort avec la reine, les seigneurs et le messager.)

CLOTEN.--Si elle est levée, je veux lui parler, si elle ne l'est pas, qu'elle dorme et rêve à son aise. (Il frappe.) Holà! peut-on...? Je sais qu'elle est entourée de ses femmes.--Mais, si je leur dorais la main. C'est l'or qui achète l'entrée des portes. Oh! oui; fort souvent il corrompt jusqu'aux gardes de Diane, et leur fait livrer leurs biches dans les mains du braconnier; c'est l'or qui fait périr l'honnête homme et sauve le fripon; quelquefois aussi il fait pendre le fripon et l'honnête homme: que ne peut-il pas faire ou défaire? Je veux me faire un avocat d'une des femmes d'Imogène; car je n'entends pas encore moi-même l'affaire.--Avec votre permission.

(Il frappe encore.)

UNE SUIVANTE.--Qui est là?--Qui frappe?

CLOTEN.--Un gentilhomme.

LA SUIVANTE.--N'est-ce que cela?

CLOTEN.--Et le fils d'une noble dame.

LA SUIVANTE, ouvrant la porte.--Bien des gens, dont les tailleurs coûtent aussi cher que le vôtre, ne pourraient pas se vanter de la même chose.--Que désire Votre Altesse?

CLOTEN.--La personne de votre maîtresse;--est-elle prête?

LA SUIVANTE.--Oui, à garder sa chambre.

CLOTEN.--Cette bourse est à vous: vendez-moi une bonne réputation.

LA SUIVANTE.--Comment, ma bonne réputation? ou s'agit-il de dire ce que je croirai être du bien de vous?--La princesse....

(Entre Imogène.)

CLOTEN.--Bonjour, la plus belle des soeurs, laissez-moi prendre votre douce main.

IMOGÈNE.--Bonjour, seigneur, vous prenez beaucoup trop de peine pour ne recueillir que des refus; les remerciements que vous aurez de moi, c'est de m'entendre dire que je suis très-avare de remerciements et que je n'en ai pas de reste pour vous.

CLOTEN.--Cependant je vous aime, je vous le jure.

IMOGÈNE.--Si vous me le disiez sans me le jurer, cela aurait fait le même effet sur moi; mais si vous vous obstinez à jurer toujours, votre récompense sera toujours de voir que je n'y fais pas la moindre attention.

CLOTEN.--Ce n'est pas là une réponse.

IMOGÈNE.--Je ne vous parlerais pas, si je ne craignais que mon silence ne vous autorisât à dire que je cède. Laissez-moi en paix, je vous prie.--A ne vous rien cacher, je répondrai sans plus de courtoisie à toutes vos plus tendres prévenances. Un homme de votre pénétration devrait apprendre la discrétion quand on la lui enseigne.

CLOTEN.--Quoi! vous laisser dans votre folie? ce serait un péché; je n'en ferai rien.

IMOGÈNE.--Les sots ne sont pas des fous.

CLOTEN.--Me traitez-vous de sot, moi?

IMOGÈNE.--Comme je suis folle, je le fais. Mais soyez patient et je ne serai plus folle; alors nous serons guéris tous les deux.--Je suis fâchée, seigneur, que vous me forciez d'oublier les manières d'une femme bien élevée, en vous prodiguant tant de paroles. Une fois pour toutes, apprenez donc de moi, qui connais bien mon coeur, que je vous déclare, au nom de la vérité, que je ne me soucie pas de vous, et suis si près de manquer de charité que je vous hais (ce dont je m'accuse); j'aurais mieux aimé que vous l'eussiez senti que de me le faire dire.

CLOTEN.--Vous manquez à l'obéissance que vous devez à votre père; car l'engagement dont vous prétendez être liée avec ce misérable élevé par charité, nourri de plats froids et des restes de la cour, n'est pas un engagement; non, ce n'en est pas un. Il peut être permis aux gens de basse extraction (et en est-il de plus basse que la sienne?) d'enchaîner leurs âmes dans les noeuds qu'ils ont tissés eux-mêmes; il n'y a pour toute conséquence que des marmots et la misère. Mais vous êtes privée de cette liberté par l'importance de la couronne, et vous n'avez pas le droit d'en souiller le précieux éclat avec un vil esclave digne de porter la livrée et les vieux habits d'un maître;--avec un valet, et moins encore.

IMOGÈNE.--Profane! fusses-tu le fils de Jupiter, si tu n'étais que ce que tu es d'ailleurs, tu serais trop vil pour être le valet de Posthumus; tu serais assez honoré, et l'envie te trouverait trop heureux, si, pour récompenser tes vertus, on te nommait le valet du bourreau dans son royaume; tu serais haï pour être si bien traité.

CLOTEN.--Que la peste l'étouffe9!

Note 9: The south-fogrot him!

IMOGÈNE.--Il ne peut jamais éprouver de malheur plus affreux que celui d'être seulement nommé par toi.--Le plus grossier vêtement qui ait seulement couvert son corps est plus précieux pour moi que tous les cheveux de ta tête, fussent-ils changés en autant d'hommes te ressemblant.--(Appelant.) Pisanio!

CLOTEN.--Son vêtement! Eh bien! que le diable!...

(Pisanio paraît.)

IMOGÈNE.--Pisanio, allez promptement trouver ma suivante Dorothée.

CLOTEN.--Son vêtement!

IMOGÈNE.--Je suis obsédée par un insensé; sa présence m'effraye et m'irrite encore plus.--Allez, je vous prie, et ordonnez à ma suivante de chercher un bracelet qui, par malheur, a glissé de mon bras. Il vient de votre maître; et que je sois maudite si je voudrais le perdre pour toutes les richesses d'aucun roi de l'Europe. Je crois l'avoir vu ce matin; je suis certaine qu'il était à mon bras la nuit dernière: je l'ai baisé. J'espère qu'il n'est pas allé conter à mon seigneur que je donne des baisers à un autre objet que lui.

PISANIO.--Il ne peut pas être perdu.

IMOGÈNE.--Je l'espère; allez, et cherchez-le.

CLOTEN.--Vous m'avez outragé...--Le plus grossier vêtement!

IMOGÈNE.--Oui, je l'ai dit, seigneur; si vous voulez m'en faire un crime, appelez des témoins.

CLOTEN.--J'en informerai votre père.

IMOGÈNE.--Votre mère aussi, elle est pleine de bonté pour moi, et j'espère qu'elle l'interprétera au pire. Je vous laisse, seigneur, à tout votre mécontentement.

(Elle sort.)

CLOTEN.--Je me vengerai.--Son plus grossier vêtement!--Fort bien.

(Il sort.)


SCÈNE IV

Rome.--Appartement de la maison de Philario.

Entrent POSTHUMUS et PHILARIO.


POSTHUMUS.--N'ayez aucune crainte, seigneur; je voudrais être sûr de fléchir le roi comme je suis certain que l'honneur d'Imogène restera inviolable.

PHILARIO.--Quels moyens employez-vous pour fléchir le roi?

POSTHUMUS.--Aucun; que de me soumettre aux révolutions des temps; de trembler pendant cet hiver, en souhaitant de voir renaître des jours plus chauds. Cette espérance que trouble la crainte est la stérile reconnaissance dont je paye votre amitié; si elle m'abandonne, il faudra que je meure votre débiteur.

PHILARIO.--Vos vertus et votre société acquittent avec usure tout ce que je puis faire pour vous.--Maintenant votre roi a reçu des nouvelles du grand Auguste; Caïus-Lucius remplira sa commission de point en point, et je pense que Cymbeline payera enfin le tribut avec les arrérages, avant de revoir nos Romains, dont le souvenir est encore tout frais dans la douleur de ses peuples.

POSTHUMUS.--Quoique je ne sois pas homme d'État, et qu'il n'est pas probable que je le devienne jamais, je pense que ceci finira par une guerre. Vous entendrez dire que les légions qui sont aujourd'hui dans les Gaules sont descendues dans notre courageuse Bretagne avant d'apprendre la nouvelle qu'elle ait payé un denier du même tribut. Nos peuples sont mieux disciplinés qu'au temps où César souriait de leur inexpérience, tout en trouvant que leur valeur méritait qu'il fronçât les sourcils. Aujourd'hui la discipline est alliée au courage; ceux qui en feront l'épreuve connaîtront que les Bretons sont un peuple qui se perfectionne dans ce monde.

(Entre Iachimo.)

PHILARIO.--Eh! voilà Iachimo.

POSTHUMUS.--Les cerfs les plus agiles vous ont porté sur terre, et les vents de tous les coins des cieux ont caressé vos voiles pour presser la course de votre vaisseau.

PHILARIO.--Soyez le bienvenu, seigneur.

POSTHUMUS.--J'espère que la brièveté de la réponse qu'on vous a faite est la cause de la célérité de votre retour.

IACHIMO.--Votre épouse est une des plus belles femmes que j'aie jamais vues.

POSTHUMUS.--Et en même temps la plus vertueuse, ou que sa beauté aille briller à une fenêtre pour attirer les coeurs perfides et les tromper elle-même.

IACHIMO.--Voici des lettres pour vous.

POSTHUMUS.--Leur contenu est bon, j'espère?

IACHIMO.--Cela est vraisemblable.

POSTHUMUS.--Lucius est-il arrivé à la cour de Bretagne pendant que vous y étiez.

IACHIMO.--On l'attendait, mais il n'était pas encore arrivé.

POSTHUMUS, après avoir lu la lettre.--Jusqu'ici tout est bien.--Le diamant brille-t-il comme de coutume? Ne le trouvez-vous point trop terne, pour le porter dans vos jours de parure?

IACHIMO.--Si j'ai perdu le pari, je dois en payer la valeur en or.--Je ferais de grand coeur un voyage deux fois plus loin, pour passer encore une nuit aussi délicieusement courte que celle dont j'ai joui en Bretagne; car le diamant est gagné.

POSTHUMUS.--La pierre est trop dure pour céder.

IACHIMO.--Pas du tout, puisque votre épouse est si facile.

POSTHUMUS.--Ne faites point, seigneur, un badinage de votre perte. Vous vous souvenez, j'espère, que nous ne devons plus rester amis.

IACHIMO.--Nous le devons, brave seigneur, si vous tenez nos conventions. Si je ne vous rapportais pas une connaissance approfondie de votre épouse, j'avoue que notre contestation devait aller plus loin; mais je m'annonce ici comme un homme qui a gagné à la fois son honneur et votre bague; et je n'ai fait d'outrage ni à elle ni à vous, n'ayant agi que d'après votre volonté à tous deux.

POSTHUMUS.--Si vous pouvez me prouver que vous êtes entré dans sa couche, ma main et ma bague sont à vous, sinon, après l'indigne opinion que vous avez conçue de sa pure vertu, il vous faudra conquérir mon épée ou moi la vôtre; ou bien que toutes deux restent sans maître, pour le premier qui les trouvera.

IACHIMO.--Mes preuves étant aussi près de l'évidence que je vais vous le faire voir, seigneur, elles doivent d'abord vous persuader; je suis prêt à les confirmer par serment; mais je ne doute pas que vous ne m'en dispensiez quand vous trouverez vous-même que vous n'en avez pas besoin.

POSTHUMUS.--Poursuivez.

IACHIMO.--D'abord, sa chambre à coucher, où j'avoue que je n'ai point dormi en me voyant maître de ce qui méritait bien qu'on veillât; elle est tendue d'une tapisserie soie et argent; c'est l'histoire de la superbe Cléopâtre lorsqu'elle alla trouver son Romain; on voit le Cydnus au-dessus de ses rives enflé d'orgueil ou du poids de mille vaisseaux. Cet ouvrage est à la fois si bien fini et si riche, que le travail et le prix de la matière s'y disputent l'avantage: je me suis demandé comment il pouvait être fait avec une vérité si rare et si parfaite; les personnages semblent vivants.

POSTHUMUS.--Cela est vrai, et vous pouvez l'avoir entendu dire ici par moi ou par quelque autre.

IACHIMO.--D'autres détails vous prouveront ce que je sais.

POSTHUMUS.--Il le faut bien, ou vous êtes déshonoré!

IACHIMO.--La cheminée est au midi de la chambre, le manteau de la cheminée représente la chaste Diane au bain: jamais je ne vis statue si prête à parler, le sculpteur fut une autre nature; dans sa création muette, il l'a surpassée, au mouvement et à la respiration près.

POSTHUMUS.--C'est une chose que vous pouvez encore avoir apprise par quelque récit, car ce morceau est renommé.

IACHIMO.--Le plafond de l'appartement est décoré de chérubins d'or; les chenets, que j'oubliais, sont deux amours d'argent, au regard malin, se tenant sur un pied, et délicatement appuyés sur leurs brandons.

POSTHUMUS.--S'agit-il ici de son honneur? Je veux que vous ayez vu tous ces objets, et j'admire votre mémoire; mais la description de ce que contient sa chambre ne vous fait pas gagner la gageure.

IACHIMO, tirant le bracelet.--Eh bien! pâlissez si vous en êtes capable; je ne veux que vous montrer ce bijou: voyez, et maintenant tout est fini. Il faut qu'il se marie à votre diamant que voilà, et je les garderai l'un et l'autre.

POSTHUMUS.--O Jupiter! laissez-moi le regarder encore une fois. Est-ce bien celui que je lui laissai en partant?

IACHIMO.--Le même, seigneur, et j'en remercie votre épouse. Elle l'ôta de son bras; je la vois encore; la grâce de l'action enchérit sur son présent et me le rendit plus précieux; en me le donnant, elle me dit qu'elle y tenait naguère.

POSTHUMUS.--Peut-être elle l'aura détaché pour me l'envoyer.

IACHIMO.--Vous le mande-t-elle? En parle-t-elle dans sa lettre?

POSTHUMUS.--Oh! non, non: c'est vrai. Prenez aussi cette bague (il lui donne la bague); sa vue me donne la mort.