Le commandant s’incline vers vous et dit : « Alors, je vous pose cette question en notre nom à tous. » Et, alors, vous vous avancez jusqu’à la balustrade. Vous y posez vos mains bien à la vue de tous, sinon les dames les saisiraient et joueraient avec vos doigts. – Et maintenant, enfin, vous avez la parole. Je ne sais comment je vais supporter la tension des heures qui vont suivre jusque-là. Dans votre discours, il ne faut pas vous imposer de limites, faites retentir la vérité, penchez-vous par-dessus la balustrade, hurlez, mais oui, hurlez au commandant votre opinion, votre opinion inébranlable. Mais peut-être que vous ne voulez pas cela, que cela ne correspond pas à votre caractère, peut-être que dans votre pays on se comporte différemment en pareille situation, voilà qui est très bien aussi, voilà qui suffit parfaitement, ne vous levez pas, dites seulement quelques mots, chuchotez-les de manière qu’ils soient juste entendus des fonctionnaires qui se trouveront en dessous de vous, cela suffit, il n’est nullement nécessaire que vous évoquiez vous-même l’absence de public lors de l’exécution, le grincement de la roue, la rupture de la sangle, l’état répugnant du tampon, non, tout le reste je m’en charge, et croyez-moi, si mon discours ne le chasse pas hors de la salle, il le mettra à genoux et le forcera à confesser : « Ancien commandant, je m’incline devant toi. » – Voilà mon plan ; voulez-vous m’aider à l’appliquer ? Mais naturellement que vous le voulez ; mieux encore, vous ne pouvez faire autrement.

Et l’officier saisit le voyageur par les deux bras et le regarda en face en respirant bruyamment. Il avait crié si fort ses dernières phrases que même le soldat et le condamné avaient dressé l’oreille ; quoiqu’ils fussent incapables de comprendre, ils avaient cessé de manger et, tout en mastiquant, regardaient en direction du voyageur.

La réponse que celui-ci avait à donner ne faisait aucun doute depuis le début ; il en avait trop vu au cours de sa vie pour pouvoir à présent balancer ; il était foncièrement honnête et il n’avait pas peur. Cependant, à présent, sous le regard du soldat et du condamné, il hésita le temps de prendre son souffle. Mais finalement il dit comme il devait nécessairement le dire :

Non.

L’officier cligna plusieurs fois des yeux, mais ne détourna pas le regard.

Voulez-vous une explication ? demanda encore le voyageur. L’officier opina en silence.

Je suis hostile à ce procédé, dit alors le voyageur. Avant même que vous ne vous soyez confié à moi – et cette confiance, naturellement, je n’en abuserai pour rien au monde –, je m’étais déjà demandé si j’avais le droit d’intervenir contre ce procédé, et si mon intervention aurait la moindre chance de succès. À qui je devais d’abord m’adresser en l’occurrence, c’était évident : au commandant, naturellement. Vous m’avez encore confirmé cette évidence, mais sans nullement conforter ma résolution, au contraire, votre conviction sincère me touche, même si elle ne saurait entamer la mienne.

L’officier garda le silence, se tourna vers la machine, saisit l’un des montants de cuivre jaune et, se penchant un peu en arrière, leva les yeux vers la traceuse comme pour vérifier que tout était en bon ordre. Le soldat et le condamné paraissaient s’être liés d’amitié ; le condamné faisait des signes au soldat, si difficile que cela fût à cause des sangles qui le maintenaient ; le soldat se penchait vers lui ; le condamné lui chuchotait quelque chose, et le soldat opinait.

Le voyageur suivit l’officier et dit :

Vous ne savez toujours pas ce que j’ai l’intention de faire. Je vais donner au commandant mon avis sur ce procédé, mais non pas lors d’une réunion : entre quatre yeux ; je ne vais d’ailleurs pas rester ici assez longtemps pour qu’on puisse me convier à aucune réunion ; je pars dès demain matin, ou du moins je m’embarque.

L’officier ne semblait pas avoir écouté :

Le procédé ne vous a donc pas convaincu, dit-il en se parlant à lui-même et en souriant comme sourit un vieux de la sottise d’un enfant, en n’en pensant pas moins. Alors, il est donc temps.

En proférant cette conclusion, il tourna soudain vers le voyageur des yeux clairs où se lisait quelque invite ou quelque appel à y mettre du sien.

– Il est temps de quoi faire ? dit le voyageur inquiet, mais sans obtenir de réponse.

– Tu es libre, dit l’officier au condamné dans sa langue. L’homme n’y croyait pas, tout d’abord.

– Eh bien, tu es libre ! répéta l’officier.

Pour la première fois, la face du condamné exprimait vraiment la vie. Était-ce la vérité ? Était-ce, de la part de l’officier, un caprice peut-être passager ? Était-ce le voyageur étranger qui avait obtenu sa grâce ? C’était quoi ? Voilà ce que semblait demander cette face. Mais pas longtemps. Quoi que ce fût, l’homme voulait être libre pour de bon, si on l’y autorisait, et il se mit à se secouer autant que le permettait la herse.

Tu m’arraches les sangles ! cria l’officier. Tiens-toi tranquille, on va les détacher.

Et, faisant signe au soldat, il se mit avec lui au travail. Le condamné riait silencieusement pour lui seul, sans dire mot, tournant sa face tantôt vers l’officier sur sa gauche, tantôt vers le soldat sur sa droite, sans oublier non plus le voyageur.

Tire-le de là, ordonna l’officier au soldat.

Il y fallait quelque précaution, à cause de la herse. Le condamné, du fait de son impatience, avait déjà sur le dos quelques petites écorchures.

Dès lors, l’officier ne se soucia plus guère de lui. Il alla vers le voyageur, exhiba de nouveau le petit portefeuille de cuir, en feuilleta le contenu, trouva enfin la feuille qu’il cherchait, et la tendit au voyageur :

– Lisez, lui dit-il.

– Je ne peux pas, dit le voyageur, je vous l’ai déjà dit, je ne peux pas lire ces feuilles.

– Mais regardez donc la feuille de plus près, dit l’officier en s’approchant pour lire avec le voyageur.

Comme cela ne servait à rien non plus, il suivit de très haut, avec le petit doigt, les dessins du papier, comme s’il fallait à tout prix éviter d’y toucher, mais pour tout de même en faciliter la lecture au voyageur. Lequel se donnait d’ailleurs de la peine, pour faire à l’officier ce plaisir-là au moins, mais il n’y avait rien à faire. Alors l’officier se mit à épeler l’inscription, puis il la relut tout d’un trait :

– « Sois juste », voilà ce qu’elle dit. À présent, tout de même, vous la lisez.

Le voyageur se pencha tellement près du papier que l’officier l’écarta, de peur que l’autre le touche ; or, le voyageur ne dit rien de plus, mais il était évident qu’il n’avait toujours rien pu lire.

– Sois juste, voilà ce qui est écrit, dit encore l’officier.

– C’est bien possible, dit le voyageur, je veux bien croire que c’est écrit là.

– Enfin, bon ! dit l’officier au moins partiellement satisfait.

Et, la feuille à la main, il gravit l’échelle ; avec d’infinies précautions, il disposa la feuille à plat dans la traceuse et se mit à modifier, apparemment du tout au tout, le réglage du mécanisme ; c’était un très gros travail, et il devait s’agir de tout petits rouages, parfois la tête de l’officier disparaissait entièrement dans la traceuse, tant il devait examiner de près le mécanisme.

Le voyageur, d’en bas, suivait ce travail sans désemparer, il commençait à avoir le cou raide et les yeux qui lui faisaient mal, tant le ciel était inondé de soleil. Le soldat et le condamné étaient exclusivement occupés l’un de l’autre. La chemise et le pantalon du condamné, qui avaient déjà atterri dans la fosse, y étaient repêchés par le soldat, à la pointe de sa baïonnette. La chemise était affreusement sale, et le condamné la lava dans le seau d’eau.