Dans la dèche à Paris et à Londres

GEORGE ORWELL

DANS LA DÈCHE
À PARIS
ET À LONDRES

Traduit de l’anglais par Michel Pétris


« Domaine étranger »
dirigé par Jean-Claude Zylberstein

ÉDITIONS IVRÉA

La première traduction française
de Down and Out in Paris and London
a été publiée sous le titre La vache enragée
par les éditions Gallimard en 1935.


Titre original : Down and Out in Paris and London

© Eric Blair, 1933
© Éditions Ivréa (fonds Champ Libre/Gérard Lebovici),
Paris, 1982, pour l’édition française.

Sur l’auteur

Né en 1903 au Bengale, mort à Londres en 1950, George Orwell, de son vrai nom Eric Blair, est issu d’une famille anglo-indienne. Après ses études au collège d’Eton, il s’engage dans la police indienne impériale de Birmanie, mais en démissionne six ans plus tard afin de se consacrer à l’écriture. À son retour en Europe, il publie ses premières œuvres, dont notamment Dans la dèche à Paris et à Londres, inspiré par un séjour très difficile en France. En 1936, Orwell prend part à la guerre civile espagnole dans les rangs des milices trotskistes du P.O.U.M. (Parti ouvrier d’unification marxiste) et sert sur le front d’Aragon. Mais l’attitude des communistes espagnols prêts à tout pour prendre le contrôle absolu des forces républicaines ébranlent ses convictions politiques d’homme de gauche, ce qu’il décrit dans Hommage à la Catalogne. C’est avec La Ferme des animaux, publié en 1945 et surtout 1984, publié en 1949, dramatique vision du monde démocratique et totalitaire de demain, que George Orwell se fait connaître du grand public.

I

Rue du Coq-d’Or, Paris, sept heures du matin. Une succession de cris furieux, perçants, en provenance de la rue. Madame Monce, qui tient le petit hôtel situé juste en face du mien, apostrophe une locataire du troisième. Elle est campée sur le trottoir, pieds nus dans ses sabots, mèches grises en bataille.

MADAME MONCE. – Salope ! Salope ! Combien de fois que je t’ai dit de pas écraser les punaises sur la tapisserie ? Tu t’imagines peut-être que l’hôtel est à toi ? Tu peux pas les flanquer par la fenêtre, comme tout le monde ? Putain, salope !

LA LOCATAIRE DU TROISIÈME. – Vieille vache ! Cet échange d’aménités est salué par un concert de hurlements discordants. Les fenêtres s’ouvrent à la volée et la moitié de la rue joint sa voix au débat. Dix minutes plus tard, le tapage s’interrompt comme par magie. Un escadron de cavalerie passe et tout le monde s’arrête de brailler pour le suivre du regard.

Je rapporte cette scène à seule fin de faire passer un peu de l’atmosphère qui règne rue du Coq-d’Or. Non que tout s’y résumât en querelles et chamailles, mais le fait est qu’on voyait rarement venir le bout d’une matinée sans que ne se produise un éclat de ce genre. Prises de bec, plainte rituelle des marchands ambulants, cris aigus des enfants pourchassant des peaux d’oranges sur le pavé et, à la nuit tombée, l’odeur acre des poubelles sur fond de refrains beuglés à tue-tête – voilà de quoi était fait le spectacle de la rue.

C’était une rue très étroite, une sorte de gorge encaissée entre de hautes maisons aux façades lépreuses figées dans de bizarres attitudes penchées, comme si le temps s’était arrêté au moment précis où elles allaient s’abattre les unes sur les autres. Des hôtels, uniquement, bourrés à craquer de locataires – Polonais, Arabes et Italiens pour la plupart. Le rez-de-chaussée était généralement occupé par un petit bistrot où l’on pouvait se saouler pour l’équivalent d’un shilling. Le samedi soir, un bon tiers de la population masculine voguait dans les vignes du Seigneur. Des rixes éclataient à tout bout de champ, pour des histoires de femmes, et les terrassiers arabes, qui logeaient dans les garnis les plus sordides, semblaient mener une sorte de guerre perpétuelle. Ils réglaient leurs comptes à coups de chaise, ou parfois même de revolver. La nuit, les agents de police ne s’aventuraient jamais qu’à deux dans cette rue. L’endroit était pour le moins bruyant. Et pourtant, au milieu de tout ce bruit et de toute cette crasse vivait un petit peuple respectable de boulangers, blanchisseuses et autres commerçants qui formaient une sorte de caste à part et qui, mine de rien, faisaient tranquillement leur pelote. Bref, un parfait exemple des bas quartiers de Paris.

J’habitais à l’enseigne de l’hôtel des Trois Moineaux : imaginez une sorte de taupinière sombre et délabrée abritant, sur cinq étages, quarante chambres délimitées par des cloisons de bois. Des chambres minuscules et irrémédiablement vouées à la saleté car tout le personnel se réduisait à la patronne, Madame F…, qui avait d’autres chats à fouetter que de donner un coup de balai. Les cloisons avaient l’épaisseur du bois d’allumette et, pour masquer les fissures, on avait plaqué des épaisseurs successives d’un papier peint rose qui se décollait par pans entiers et servait de refuge à une quantité fabuleuse de punaises. Dans la journée, ces bestioles suivaient méthodiquement les contours de la chambre, juste au-dessous du plafond, comme des colonnes de soldats ; la nuit, elles redescendaient, saisies d’une féroce boulimie, si bien qu’on ne pouvait guère passer plus de quelques heures dans son lit sans devoir se lever pour procéder à une hécatombe vengeresse. Quand la situation devenait par trop intenable, il arrivait qu’un locataire fasse brûler du soufre dans sa chambre, ce qui avait pour effet d’expédier la vermine dans la chambre voisine. Mais le voisin répliquait en usant du même procédé, et l’on se retrouvait au point de départ. L’endroit était sale mais on s’y sentait plutôt bien car Madame F… et son mari étaient de braves gens.