Le prix des chambres ne dépassait pas trente à quarante francs par semaine.

La clientèle était en perpétuel renouvellement. Elle se composait en majorité d’étrangers qui débarquaient sans bagages, restaient une semaine et disparaissaient comme ils étaient venus. Ces gens exerçaient les activités les plus diverses : cordonniers, maçons, tailleurs de pierre, terrassiers, étudiants, prostituées, chiffonniers… Certains vivaient dans un incroyable dénuement. Il y avait ainsi, dans une des chambres sous les combles, un étudiant bulgare qui fabriquait des chaussures de fantaisie pour le marché américain. On le trouvait assis sur son lit, de six heures du matin à midi, se démenant pour confectionner une douzaine de paires qu’on lui payait royalement trente-cinq francs. Le reste du temps, il suivait des cours à la Sorbonne. Il étudiait pour être prêtre et les livres de théologie voisinaient sur le plancher avec les chutes de cuir. Dans une autre chambre vivaient une Russe et son fils, lequel se déclarait « artiste ». Cette femme passait seize heures par jour à repriser des chaussettes au tarif de vingt-cinq centimes la pièce tandis que le fils, très correctement vêtu, se pavanait dans les cafés de Montparnasse. Il y avait aussi une chambre que se partageaient deux occupants, l’un travaillant le jour, l’autre la nuit. Et une autre où un veuf faisait lit commun avec ses deux grandes filles, toutes deux poitrinaires.

L’hôtel abritait un certain nombre de personnages pittoresques. De ces êtres solitaires, à moitié désaxés, qui hantent les bas quartiers de Paris et qui ont depuis longtemps renoncé à toute vie normale ou décente. La misère les affranchit des normes de comportement habituelles, tout comme, symétriquement, l’argent éloigne de soi l’obligation de travailler. La vie que menaient certains occupants de l’hôtel défiait toute description.

Il y avait ainsi les Rougier, un couple de petits vieux loqueteux qui exerçaient une activité peu banale. Ils vendaient des cartes postales sur le boulevard Saint-Michel. Jusqu’ici, rien de bien extraordinaire. Mais là où l’affaire se corse, c’est que les cartes étaient vendues dans des paquets cachetés, comme l’on fait pour les photos pornographiques, alors qu’il s’agissait d’innocentes vues des châteaux de la Loire. Quand le gogo découvrait la supercherie, il était trop tard – et naturellement, pas question de porter plainte. Les Rougier gagnaient à ce commerce une centaine de francs par semaine, mais leur goût pour l’économie faisait qu’ils se trouvaient perpétuellement entre deux vins, et l’estomac à moitié vide. Leur chambre était dans un tel état de saleté qu’on en sentait l’odeur de l’étage au-dessous. Selon Madame F… cela faisait bien quatre ans qu’aucun des époux Rougier ne s’était déshabillé pour changer de vêtements.

Je revois encore Henri, qui travaillait aux égouts. Grand, les cheveux bouclés, l’air mélancolique, il avait une allure plutôt romantique avec ses hautes bottes d’égoutier. Ce qui faisait son originalité, c’est qu’il pouvait rester des jours entiers sans ouvrir la bouche hors des strictes nécessités de son travail. L’année d’avant, il avait une bonne place de chauffeur et mettait régulièrement de l’argent de côté. Puis, un jour, il tomba amoureux. Mais comme l’élue de son cœur s’obstinait à repousser ses avances, il ne trouva rien de mieux que de lui botter vigoureusement l’arrière-train. Ce coup de pied eut l’heur d’éveiller les sentiments de la belle qui se découvrit soudain une passion dévorante pour Henri. En quinze jours de vie commune, l’escarcelle d’Henri se trouva délestée d’un millier de francs. Puis la belle se révéla d’un tempérament volage et Henri lui planta un couteau dans le gras du bras, ce qui lui valut de récolter six mois de prison. Mais le coup de couteau avait de nouveau enflammé la belle.