Comme beaucoup de réfugiés russes, il avait connu une vie assez mouvementée. Ses parents, tués lors de la révolution, avaient eu de la fortune et Boris avait servi pendant la guerre dans le 2e régiment de tirailleurs sibériens, qui était, d’après lui, la meilleure unité de l’armée russe. Après la guerre, il avait commencé par travailler dans une fabrique de brosses, puis il avait été porteur aux Halles, plongeur dans un restaurant et avait fini par décrocher une place de garçon d’hôtel. Quand sa maladie s’était déclarée, il travaillait à l’hôtel Scribe et se faisait une centaine de francs par jour en pourboires. Son ambition était d’être promu maître d’hôtel, pour pouvoir mettre cinquante mille francs de côté afin d’ouvrir un petit restaurant chic sur la rive droite.
Boris parlait toujours de la guerre comme de la période la plus heureuse de sa vie. Il avait lu une quantité incalculable de traités sur la stratégie et l’histoire militaire et pouvait vous exposer dans le détail les théories de Napoléon, Koutouzov, Clausewitz, Moltke ou Foch. Tout ce qui avait trait au métier des armes le passionnait. Son café de prédilection était la Closerie des Lilas, à Montparnasse – pour la seule raison que la statue du maréchal Ney se dresse devant. Par la suite, nous eûmes plusieurs fois l’occasion de nous rendre ensemble rue du Commerce. Si nous prenions le métro, Boris descendait systématiquement à Cambronne plutôt que de poursuivre jusqu’à la station Commerce, pourtant plus proche de notre destination. Boris avait un faible pour le général Cambronne qui, à Waterloo, sommé de se rendre, répondit par un simple « Merde ! »
Les seules choses que la révolution n’avait pas prises à Boris, c’étaient ses décorations et quelques photographies de son ancien régiment. Il les avait conservées alors même que tout ce qu’il possédait prenait le chemin du mont-de-piété. Il ne se passait pratiquement pas de jour sans qu’il étale ses photographies sur son lit, pour les commenter à mon intention :
« Voilà, mon ami. Là, c’est moi à la tête de ma compagnie. De beaux hommes, et solides, hein ? Rien à voir avec ces avortons de Français. Capitaine à vingt ans – pas mal, hein ? Oui, j’étais capitaine au 2e tirailleurs sibériens, et mon père était colonel…
Ah, mais mon ami, la vie chemine par monts et par vaux. Capitaine dans l’armée russe, et puis – blouf ! la révolution. Plus un sou. En 1916, j’étais descendu une semaine à l’hôtel Édouard VII. En 1920, au même endroit, je quémandais une place de veilleur de nuit. J’ai été veilleur de nuit, caviste, cireur de parquets, plongeur, portefaix, préposé aux toilettes. J’ai distribué des pourboires et j’en ai reçus. Ah, mon ami, je peux dire que j’ai connu la grande vie. Sans vouloir me vanter, l’autre jour j’essayais de calculer le nombre de maîtresses que j’avais eues, et j’en ai trouvé plus de deux cents. Oui, deux cents, au moins… Enfin ça reviendra. La victoire revient toujours, en définitive, à celui qui sait tenir… Courage ! »
Boris était un être étrange, pourvu d’une nature assez difficile à cerner. Il évoquait avec délectation le bon temps de l’armée, mais il avait été garçon d’hôtel assez longtemps pour acquérir la mentalité du garçon. Bien que n’ayant jamais possédé plus de quelques milliers de francs, il croyait dur comme fer qu’il parviendrait un jour à ouvrir un restaurant à lui et à faire fortune. J’ai découvert par la suite que c’était là le rêve secret de tous les garçons ; c’est ce qui les réconcilie avec leur condition. Boris avait des tas de choses intéressantes à dire sur la vie d’hôtel.
« Dans ce métier, disait-il, c’est comme au jeu.
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