On peut mourir dans la misère, on peut aussi bien faire fortune en un an. On ne perçoit pas de salaire, uniquement des pourboires – dix pour cent sur la note et une commission des marchands de vin sur les bouchons de champagne. Le barman de chez Maxim’s, par exemple, se fait cinq cents francs par jour. Et davantage en saison… Je suis moi-même arrivé à me faire jusqu’à deux cents francs par jour. C’était dans un hôtel de Biarritz, pendant la saison. Là-bas, tout le personnel, du directeur au dernier plongeur, travaillait vingt et une heures par jour. Vingt et une heures de travail et deux heures et demie de sommeil, tout un mois durant ! Mais le jeu en valait la chandelle, avec deux cents francs par jour à la clé !

On ne sait jamais quand la chance va vous sourire. Un jour – je travaillais alors à l’hôtel Royal – un client américain m’appela avant le dîner pour commander vingt-quatre cocktails-brandy. Je les lui apportai tous ensemble sur un plateau – vingt-quatre verres d’un coup.

— À présent garçon, me dit mon client (il était ivre), je vais en boire douze et vous boirez les douze autres. Et après, si vous arrivez à marcher jusqu’à la porte, vous aurez cent francs. Je marchai jusqu’à la porte et j’eus mes cent francs. Et la même comédie se répéta chaque soir, six jours durant : douze cocktails-brandy et cent francs à la clé. Quelques mois plus tard, j’appris qu’il avait été extradé à la demande du gouvernement américain pour une affaire de détournement de fonds. Ces Américains, c’est vraiment quelque chose, non ? »

J’aimais bien la compagnie de Boris et nous passions ensemble de bons moments à jouer aux échecs en parlant de la guerre et de la vie d’hôtel. Il ne cessait de me relancer pour que j’imite son exemple : « C’est une vie qui te conviendrait tout à fait. Cent francs par jour et une gentille maîtresse, ce n’est pas vilain. Mais toi, tu veux écrire, me dis-tu. Foutaises et balivernes ! Crois-moi, la seule manière de s’enrichir avec les livres, c’est d’épouser la fille d’un éditeur. Mais tu ferais un très bon garçon d’hôtel à condition de raser cette moustache. Tu es grand, tu parles anglais : exactement ce qu’il faut pour réussir dans le métier. Attends que j’arrive à plier cette maudite jambe, mon ami. Et alors, si tu cherches un jour du travail, viens me trouver. »

Sans argent pour payer mon loyer et avec un estomac qui commençait à crier famine, je me souvins des paroles de Boris et décidai d’aller le voir sans plus tarder. Je ne me faisais guère d’illusions sur mes chances d’obtenir une place de garçon, mais j’étais au moins capable de laver la vaisselle et j’espérais qu’il saurait me trouver un travail aux cuisines : d’après lui, en été, on trouvait très facilement à se faire embaucher à la plonge. Je me sentis tout revigoré à l’idée d’avoir un ami influent sur qui compter.

V

Un peu auparavant, Boris m’avait communiqué son adresse, rue du Marché-des-Blancs-Manteaux. Tout ce qu’il me disait dans sa lettre, c’est que « les affaires ne marchaient pas trop mal » : j’en avais déduit qu’il avait retrouvé sa place à l’hôtel Scribe et ses cent francs de pourboires quotidiens. Gonflé d’espoir, je me traitai mentalement d’imbécile pour ne pas avoir eu plus tôt l’idée de recourir à Boris. Je me voyais déjà dans un coquet restaurant, entouré de joyeux cuisiniers chantant des chansons d’amour tout en cassant des œufs dans une poêle – et surtout, cinq véritables repas par jour. Anticipant sur le pactole qui m’attendait, j’allai même jusqu’à investir deux francs cinquante dans l’achat d’un paquet de Gauloises bleues.

De bon matin, je pris donc le chemin de la rue du Marché-des-Blancs-Manteaux. J’eus un mouvement de recul en découvrant une ruelle lépreuse, aussi sordide que celle où j’habitais. L’hôtel de Boris était le plus crasseux de toute la rue.