L’entrée mal éclairée laissait sourdre une odeur acre, écœurante, mélange d’eau grasse et de potage synthétique – du bouillon Zip à vingt-cinq centimes la tablette. Une soudaine inquiétude m’envahit. Pour avaler du bouillon Zip, il faut être à deux doigts de mourir de faim, ou peu s’en faut. Pouvait-on réellement vivre dans un tel taudis en gagnant cent francs par jour ? Le patron assis derrière son bureau, l’air morose, me dit que le Russe était dans sa chambre, sous les toits. Je gravis six étages d’un escalier étroit et tortueux, assailli par une odeur de bouillon Zip de plus en plus agressive. Arrivé devant la porte de Boris, je frappai. N’entendant pas de réponse, je tournai la poignée et entrai.
La « chambre » était en fait une mansarde de trois mètres sur trois éclairée par un simple vasistas. Le mobilier se réduisait à un étroit lit de fer, une chaise et une table de toilette bancale. Au-dessus du lit, une patiente procession de punaises décrivait un long trajet en S sur le mur. Boris, dormait, tout nu, couvert d’un drap crasseux épousant le contour d’une impressionnante bedaine. Son torse était constellé de morsures d’insectes. Au moment où je pénétrai dans la pièce, il s’éveilla, se frotta les yeux et gémit doucement.
« Oh, nom de Dieu ! s’exclama-t-il. Oh, nom de Dieu, mes reins ! Fichtre… Ah, j’ai les reins brisés c’est sûr…
— Qu’est-ce que tu as ? m’écriai-je.
— Les reins brisés, voilà tout. J’ai passé la nuit sur le plancher. Oh, nom de Dieu, si tu savais ce que ça fait mal !
— Mon cher Boris… Es-tu malade ?
— Pas malade, affamé. Oui, je vais crever, crever de faim si ça continue. En plus de dormir par terre toutes les nuits, ça fait des semaines que je vis avec deux francs par jour. C’est effroyable. Tu me trouves en un bien mauvais moment, mon ami ! »
Il me parut superflu de lui demander s’il avait toujours sa place à l’hôtel Scribe. Je redescendis les marches quatre à quatre et allai acheter un pain. Dès que je fus de retour, Boris se jeta dessus et en dévora la moitié. Puis, se sentant un peu mieux, il s’assit dans son lit et me fit le récit de ses malheurs. En sortant de l’hôpital, il n’avait pas trouvé de travail, à cause de sa jambe qui continuait à faire des siennes. Il avait épuisé son argent, mis au clou tout ce qu’il possédait et était resté plusieurs jours durant sans manger. Il avait dormi une semaine sous le pont d’Austerlitz, entre des barriques de vin vides. Depuis quinze jours il partageait cette chambre avec un Juif qui travaillait comme mécanicien. Au terme d’explications passablement embrouillées, je compris que le Juif devait trois cents francs à Boris et qu’il le remboursait en le laissant dormir par terre la nuit et en lui allouant deux francs par jour pour sa nourriture. Deux francs, c’était de quoi acheter un bol de café et trois petits pains. Le Juif partait au travail à sept heures du matin et Boris pouvait alors quitter sa place de la nuit (juste au-dessous du vasistas, qui laissait passer la pluie) et prendre possession du lit. Ce n’était pas non plus l’endroit rêvé pour trouver le sommeil, à cause des punaises, mais au moins pouvait-il reposer son dos.
J’avais été assez ébranlé en retrouvant Boris et en découvrant qu’il était encore plus mal loti que moi.
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