Un jour, nous fûmes à deux doigts de réussir. Face au gérant, Boris se tenait très droit, sans prendre appui sur sa canne, de manière à ce que rien ne puisse trahir son handicap. « Oui, fit le gérant, on aurait besoin de deux aides-cavistes… Vous ferez peut-être l’affaire. » Mais au premier mouvement que fit Boris, tous nos espoirs tombèrent à l’eau. « Ah, vous boitez… Malheureusement, je suis au regret… »
Nous nous fîmes inscrire dans des bureaux de placement, répondîmes à des annonces, mais, contraints comme nous l’étions de nous déplacer à pied, nous trouvions régulièrement la place prise « il y a tout juste une demi-heure ». Une fois, nous faillîmes bien nous faire embaucher pour nettoyer des wagons de marchandises, mais à la dernière minute on nous préféra des Français. Une autre fois, nous répondîmes à une annonce passée par un cirque qui demandait des garçons de piste. Il s’agissait de charrier des bancs, de changer la litière des chevaux et, pendant la représentation, de rester debout, un pied sur un tonneau et l’autre sur un deuxième tonneau pour laisser un lion bondir entre vos jambes. Quand nous arrivâmes sur les lieux, avec une bonne heure d’avance sur le moment indiqué, il y avait déjà une cinquantaine de candidats qui attendaient leur tour. Les lions, apparemment, font toujours recette.
Un jour, une agence à laquelle je m’étais adressé plusieurs mois auparavant m’expédia un « petit bleu » pour m’informer qu’un gentleman italien désirait prendre des leçons d’anglais. Le texte disait : Passez immédiatement » et promettait une rémunération de vingt francs par heure. Boris et moi fûmes littéralement catastrophés. Une occasion mirifique se présentait, et je ne pouvais pas la saisir car il était hors de question de me présenter à l’agence avec mon veston troué au coude. Puis il nous vint à l’esprit que je pouvais mettre celui de Boris : il n’était pas assorti au pantalon, mais ce dernier était coupé dans une étoffe grise qui pouvait à la rigueur passer pour de la flanelle. Le veston était toutefois beaucoup trop grand pour moi, au point que je devais le porter déboutonné, en gardant une main dans la poche. Je ne perdis pas une minute de plus et dépensai soixante-quinze centimes d’autobus pour me rendre à l’agence. Une fois là, on m’apprit que l’Italien s’était ravisé et avait quitté Paris.
Un autre jour, Boris me suggéra d’aller aux Halles et d’essayer de me faire embaucher comme porteur. J’arrivai sur le carreau à quatre heures et demie du matin, alors que l’on commençait à s’affairer de toutes parts. Avisant un petit homme bedonnant, coiffé d’un chapeau melon, qui donnait des instructions à une équipe de porteurs, je m’approchai et lui demandai s’il avait du travail pour moi. Avant de prononcer le moindre mot, il me prit la main droite et en palpa la paume.
« Tu es costaud, hein ? me dit-il.
— Très, répondis-je en mentant effrontément.
— Bien. Va donc soulever ce panier, pour voir. »
C’était un énorme panier d’osier rempli de pommes de terre. Je le saisis à plein bras et m’aperçus que, sans même parler de le soulever, j’étais incapable de le faire bouger d’un pouce. L’homme au chapeau melon, qui me regardait faire, haussa les épaules et tourna les talons. Je partis sans insister. Après avoir fait quelques pas, je me retournai et vit quatre hommes en train de soulever le panier pour le charger sur un camion. Il devait bien accuser cent cinquante kilos sur la balance. L’homme au melon avait tout de suite compris que je n’étais pas fait pour ce métier, et saisi ce prétexte pour m’envoyer paître.
Parfois, dans ses moments d’optimisme, Boris achetait un timbre à cinquante centimes et écrivait à une de ses anciennes maîtresses pour lui demander de l’argent. Une seule d’entre elles répondit. Une femme qui, en plus d’avoir été la maîtresse de Boris, lui devait deux cents francs. Quand Boris aperçut la lettre et reconnut l’écriture sur l’enveloppe, il ne se tint plus de joie. Nous la prîmes et filâmes nous réfugier dans sa chambre pour la lire, comme deux enfants qui viennent de chiper un sac de bonbons.
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