Boris lut la lettre, puis me la tendit sans mot dire. Le texte en était le suivant :

 

« Mon petit loup adoré,

Tu ne peux savoir avec quelle joie j’ai ouvert ta délicieuse lettre, qui m’a rappelé le temps béni de notre amour et a ranimé sur mes lèvres la saveur de tes baisers passionnés. De tels souvenirs sont de ceux que l’on garde éternellement dans son cœur, comme le parfum d’une fleur depuis longtemps fanée.

Pour ce qui est des deux cents francs, il m’est, hélas, impossible de faire le moindre geste en ta faveur. Tu ne sauras jamais combien je suis peinée de te savoir dans l’embarras. Mais que veux-tu, dans cette vallée de larmes qu’est la vie, chacun a sa part de misères et je n’ai pas été, plus que les autres, épargnée. Ma jeune sœur a été très malade (la pauvre chérie, ce qu’elle a pu souffrir !) et nous devons encore je ne sais plus combien au docteur. Tout notre argent y a passé et je t’assure que nous ne sommes vraiment pas à la noce en ce moment.

Courage, mon petit loup, courage ! Souviens-toi que les mauvais jours ne durent pas éternellement et que les maux qui nous paraissent aujourd’hui si effroyables ne seront plus, un jour, qu’un lointain souvenir.

Sois certain, mon amour, d’avoir toujours une place dans mon cœur et accepte les plus sincères baisers de celle qui n’a jamais cessé de t’aimer, ton

 

Yvonne. »

 

Cette lettre éprouva si vivement Boris, qu’il alla se mettre au lit et ne voulut plus entendre parler de chercher du travail ce jour-là.

Mes soixante francs durèrent une quinzaine de jours. J’avais depuis longtemps cessé de faire semblant d’aller au restaurant. Nous prenions nos repas dans ma chambre, l’un s’asseyant sur le lit, l’autre sur l’unique chaise. Boris apportait ses deux francs quotidiens, j’en mettais de mon côté trois ou quatre, nous achetions du pain, des pommes de terre, du lait et du fromage, et nous faisions de la soupe sur ma lampe à alcool. Chaque jour donnait lieu à un assaut de politesses pour savoir qui aurait le bol et qui la casserole (cette dernière ayant la plus grande contenance). Et chaque jour, tandis que j’enrageais en silence, Boris cédait le premier et héritait de la casserole. Quelquefois, il nous restait du pain pour le soir, mais pas toujours. Notre linge commençait à devenir dégoûtant et cela faisait trois semaines que je n’avais pas pris un bain. Le tabac seul rendait la situation encore supportable : nous n’en manquions pas car, quelque temps auparavant, Boris avait fait la connaissance d’un soldat (à l’armée, le tabac est gratuit pour la troupe) qui lui avait cédé vingt ou trente paquets à cinquante centimes pièce.

Cette vie était, tout compte fait, beaucoup plus éprouvante pour Boris que pour moi. Les journées de marche à travers Paris et les nuits passées à la dure, allongé sur le plancher, n’étaient guère faites pour arranger l’état de ses vertèbres et de sa jambe malade. En outre, son robuste appétit de Russe avivait en lui les tourments de la faim – bien que cela ne parût pas le faire maigrir. Il conservait toutefois une étonnante alacrité et des réserves d’espoir apparemment inépuisables. Ainsi, il assurait très sérieusement qu’il avait un saint patron qui le protégeait et, aux heures les plus sombres, scrutait consciencieusement le ruisseau, dans l’espoir d’y trouver une pièce de quarante sous que, selon lui, le saint patron en question ne devait pas manquer d’y jeter. Un jour, nous étions à nous traîner rue Royale, à cause d’un restaurant russe installé non loin qui, pensait Boris, devait avoir du travail à nous fournir. Et voilà que sans crier gare, Boris se met en tête d’aller à la Madeleine brûler un cierge à cinquante centimes en l’honneur de son saint patron. La chose faite, il me dit qu’on n’est jamais trop prudent avec ces gens-là et enflamma solennellement un timbre à cinquante centimes, gage de sa dévotion aux dieux immortels. Il faut croire que les dieux et les saints ne font pas très bon ménage, car la place que nous convoitions nous passa sous le nez.

Certains jours, Boris paraissait avoir touché le fond. Il restait avachi dans son lit, refoulant les sanglots qui lui montaient à la gorge pour vouer aux cent mille diables le Juif dont il partageait la chambre. Depuis quelque temps, ce Juif se faisait prier pour verser les deux francs quotidiens et, pire, affichait un air protecteur de plus en plus intolérable. À en croire Boris, un Anglais comme moi ne pouvait pas concevoir le supplice que cela représentait pour un Russe de bonne famille de se trouver à la merci d’un Juif.

« Un Juif, mon ami, un véritable Juif ! Et qui n’a même pas la pudeur de se voiler la face ! Quand je pense que moi, ancien capitaine du tsar… T’ai-je dit, mon ami, que j’étais capitaine au 2e tirailleurs sibériens ? Oui, capitaine, et mon père était colonel. Et voilà où j’en suis, à manger le pain d’un Juif-Un Juif…

Je vais te dire comment sont les Juifs. Un jour – c’était dans les premiers mois de la guerre, nous étions en campagne – nous nous arrêtons dans un village pour y passer la nuit. Un Juif horrible, un vieux Juif avec une barbe rousse de Judas Iscariote arrive à se faufiler jusqu’à mon cantonnement. Je lui demande ce qu’il veut.

— Excellence, me dit-il, je vous ai amené une jeune fille, une très belle jeune fille, pas plus de dix-sept ans.

— Merci, je lui réponds, je n’ai pas envie d’attraper des maladies.

— Des maladies ! s’écrie le Juif.