Ou, pire encore, on pouvait purement et simplement refuser de me les prendre, comme cela était arrivé au malheureux numéro 83. J’allai m’asseoir au premier rang, pour ne pas voir les sourires en coin de l’assistance quand l’employé annoncerait : « cinq francs ».

Enfin ce fut mon tour.

« Numéro 117 !

— Oui, dis-je en me levant.

— Cinquante francs ? »

Le choc fut pour moi presque aussi grand que lorsqu’on m’avait dit « soixante-dix francs » à la rue des Francs-Bourgeois. Je persiste à croire qu’il s’agissait d’une erreur, l’employé ayant confondu mon numéro avec celui de quelqu’un d’autre. Car il était raisonnablement impossible d’estimer ces deux vieilleries à cinquante francs. En tout cas, je me dépêchai de regagner l’hôtel et entrai dans ma chambre, les mains derrière le dos, sans rien dire. Boris s’amusait à déplacer machinalement les pièces sur l’échiquier. Il leva vivement la tête.

« Alors, combien ? s’écria-t-il. Quoi, même pas vingt francs ? Dix francs, au moins, j’espère ? Nom de Dieu, cinq francs… ils y vont fort. Ne me dis pas que c’était cinq francs, mon ami ! Si c’était cinq francs, je vais me mettre à penser pour de bon au suicide ! »

Je jetai le billet de cinquante francs sur la table. Le visage de Boris prit une teinte d’un blanc de craie – puis il se leva d’un bond, m’agrippa la main et la serra à faire craquer les os. Nous nous précipitâmes dehors acheter du pain, du vin, un morceau de viande et de l’alcool pour le réchaud. Puis, nous nous en mîmes jusque-là.

L’estomac plein, Boris fit montre d’un optimisme que je ne lui avais encore jamais connu.

« Qu’est-ce que je te disais ? Les fortunes de la guerre ! Ce matin, cinq sous, et maintenant – vois où nous en sommes ! Je l’ai toujours dit, l’argent, c’est ce qu’il y a de plus facile à trouver. Tiens, ça me fait penser que j’ai un ami, rue Fondary, que nous pourrions aller voir. Je me suis fait refaire de quatre mille francs par cet escroc. À jeun, c’est le plus grand filou que je connaisse, mais bizarrement, dès qu’il a quelques verres dans le nez, il devient d’une honnêteté scrupuleuse. Vers six heures, il devrait être à point. C’est le moment d’y aller. Il me remboursera bien cent francs. Merde, après tout il en lâchera peut-être deux cents ! Allons-y. »

Nous nous rendîmes rue Fondary, trouvâmes l’oiseau au nid – ivre comme prévu – mais tin tin pour les cent francs. Dès que Boris et lui furent en présence, une violente altercation opposa les deux hommes, en pleine rue. L’autre déclarait qu’il n’avait jamais dû un sou à Boris, que c’était au contraire Boris qui lui devait, à lui, quatre mille francs. Et chacun me prenait tour à tour à témoin pour que j’atteste de son bon droit. Je n’ai jamais su le fin mot de l’affaire. La discussion se poursuivit, pied à pied, sur le trottoir d’abord, ensuite dans un bistrot, puis dans un restaurant à prix fixe où nous allâmes tous manger un morceau, puis dans un autre bistrot. Finalement, après avoir passé deux heures à se traiter mutuellement d’escrocs, ils partirent ensemble pour faire une java au terme de laquelle Boris se retrouva sans un sou en poche.

Il alla finalement dormir chez un savetier, émigré russe comme lui, qui habitait le quartier du Commerce. De mon côté, j’avais huit francs en poche, des cigarettes en quantité, et j’avais mangé et bu à satiété. Cela suffisait à me consoler de ces deux jours de vache enragée.

VIII

Nous avions maintenant vingt-huit francs à nous deux et pouvions reprendre la chasse à l’emploi. Boris logeait toujours, au terme d’arrangements qu’il n’avait pas jugé utile de m’exposer, chez son savetier, et il s’était débrouillé pour emprunter vingt francs à un autre émigré de ses amis. Des amis, il en avait un peu partout dans Paris, la plupart anciens officiers comme lui. Certains étaient plongeurs ou garçons de café, d’autres chauffeurs de taxi.