L’employé du mont-de-piété (un petit homme méchant, au visage aigri et chafouin – parfaite incarnation du rond-de-cuir français) refusa de me prendre les pardessus sous prétexte que je ne les avais pas enveloppés. Il m’informa qu’ils devaient être présentés sous un emballage quelconque – valise ou boîte de carton. Cela fichait tout à l’eau, car nous n’avions rien de la sorte, et il était hors de question d’acheter quelque chose avec les vingt-cinq centimes qui nous restaient à nous deux.

Je retournai à l’hôtel pour annoncer la mauvaise nouvelle à Boris.

« Merde ! s’écria-t-il, ça complique tout. Bon, ça ne fait rien, il y a toujours un moyen de s’en sortir. Nous mettrons les pardessus dans ma valise.

— Mais comment veux-tu passer cette valise au nez et à la barbe du patron ? Il campe quasiment sur la porte de son bureau. C’est impossible !

— Comment peux-tu être si prompt à te décourager, mon ami ! Où est la légendaire ténacité anglaise ? Courage, on y arrivera ! »

Boris prit quelques instants de réflexion, puis m’exposa un nouveau plan, encore plus retors que le précédent. La difficulté, c’était de détourner l’attention du patron pendant cinq secondes, le temps de passer avec la valise. Or, le patron avait un point faible : il était mordu de sport et ne demandait qu’à tailler une bavette dès qu’on l’entreprenait sur ce sujet. Boris lut un article sur les courses cyclistes paru dans un vieux numéro du Petit Parisien, puis, après avoir poussé une reconnaissance dans l’escalier, s’approcha du patron pour engager la conversation. Pendant ce temps, j’attendais au bas des marches, les deux pardessus sous un bras, la valise sous l’autre. Boris devait tousser pour m’avertir du moment propice. Je rongeais mon frein, en tremblant, redoutant que la femme du patron n’apparût à la porte située juste en face du bureau. Et d’un seul coup, tout se décida. Boris toussa. Je passai rapidement devant le bureau, et me retrouvai dans la rue, remerciant le ciel d’avoir aux pieds des chaussures qui ne craquent pas. Le plan aurait pu échouer si Boris avait été moins corpulent ; par bonheur, sa large carrure bouchait entièrement l’entrée du bureau. Il fit aussi preuve d’un parfait sang-froid : il continua à rire et à parler de la manière la plus naturelle, assez fort pour couvrir le bruit que j’aurais pu faire. Quand je fus à distance respectable, il vint me rejoindre au coin de la rue, et nous détalâmes avec un ouf ! de soulagement.

Sur quoi, après tout le mal que nous nous étions donné, l’employé du mont-de-piété refusa à nouveau de prendre les manteaux. Il me dit (étalant comme à plaisir tout le pédantisme tatillon de l’âme française) que je n’avais pas les papiers nécessaires. Ma carte d’identité ne suffisait pas, je devais en plus fournir un passeport ou des enveloppes portant mon adresse. Boris avait des douzaines d’enveloppes à produire, mais sa carte d’identité était périmée (il ne l’avait jamais fait renouveler, pour ne pas avoir à payer le timbre fiscal), de sorte qu’il était impossible d’engager les pardessus sous son nom. Tout ce qu’il nous restait à faire, c’était repasser à mon hôtel, rassembler les papiers demandés et porter les pardessus au mont-de-piété du boulevard de Port-Royal.

Je dis à Boris de m’attendre dans ma chambre et me dirigeai vers l’autre mont-de-piété. Quand j’y arrivai, je trouvai porte close et appris que l’établissement n’ouvrait pas avant quatre heures de l’après-midi. Il était aux alentours d’une heure et demie, j’avais parcouru douze kilomètres et je n’avais rien mangé depuis soixante heures. Le destin semblait prendre plaisir à me jouer une série de farces auxquelles je ne parvenais pas à trouver le moindre sel.

C’est alors que la chance tourna, quasi miraculeusement. Je rentrais chez moi par la rue Broca quand soudain j’aperçus, luisant sur le pavé, une pièce de cinq sous. Je me précipitai dessus, rentrai en toute hâte à l’hôtel chercher l’autre pièce de cinq sous et allai acheter une livre de pommes de terre. Il restait juste assez d’alcool dans le réchaud pour les faire blanchir, et nous n’avions pas de sel, mais nous dévorâmes ce festin, la peau et le reste. Après quoi, nous nous sentîmes comme remis à neuf et nous entamâmes une partie d’échecs en attendant l’heure d’ouverture du mont-de-piété.

À quatre heures, je repris le chemin du boulevard de Port-Royal. Je mentirais en disant que j’étais très optimiste, car si l’on m’avait donné auparavant soixante-dix francs pour l’ensemble de ma garde-robe, que pouvais-je attendre en échange de deux pardessus râpés et d’une valise en carton ? Boris avait dit vingt francs ; mais je tablais plutôt sur dix, voire cinq.