Ils se réconcilièrent et firent des projets d’avenir : à sa sortie de prison, Henri achèterait un taxi, ils se marieraient et fonderaient un foyer. Las, quinze jours ne s’étaient pas écoulés que la fille cédait à nouveau au démon de la chair, et quand Henri sortit de prison, il la trouva enceinte. Cette fois il renonça à jouer du couteau ; il prit tout ce qu’il lui restait d’économies et se lança dans une bamboula effrénée qui se solda par une nouvelle condamnation à un mois de prison. Sa peine purgée, il se fit égoutier. De ce jour, il fut impossible de lui tirer un mot. Quand on lui demandait pourquoi il faisait ce métier, il se contentait de croiser les poignets comme un homme qui a des menottes aux mains et, d’un hochement de tête, désignait la direction de la prison de la Santé. On eût dit que le mauvais sort lui avait, du jour au lendemain, presque complètement fait perdre la raison.
J’allais oublier R…, un Anglais qui vivait six mois par an à Putney, avec ses parents, et qui passait les six mois restants en France. Dans sa période française, il sifflait ses quatre litres de vin par jour, et six le samedi. Il lui était même arrivé de faire une fois le voyage des Açores, pour l’unique raison que le vin qu’on y trouve est le moins cher d’Europe. C’était au demeurant un être doux et paisible : on ne le voyait jamais d’humeur querelleuse ou bagarreuse – on ne le voyait jamais non plus parfaitement à jeun. Il restait au lit jusqu’à midi, puis se levait et allait s’attabler dans un coin du bistrot, d’où il ne bougeait plus jusqu’à minuit, occupant son temps à s’imbiber méthodiquement d’alcool. Quand il éloignait son verre des lèvres, c’était pour disserter, d’une voix précieuse, un peu efféminée, sur les meubles anciens. Il était, avec moi, le seul Anglais du quartier.
On trouvait encore à l’hôtel une foule de personnages tout aussi insolites que ceux que je viens d’évoquer : Monsieur Jules, le Roumain, qui avait un œil de verre mais refusait obstinément de l’avouer ; Furex, le maçon limousin ; Roucolle, l’avare (mort, toutefois, à mon époque) ; le père Laurent, le chiffonnier illettré qui signait son nom en reproduisant un modèle qu’il gardait toujours en poche. Il serait sans doute amusant, pour qui en aurait le temps, d’évoquer dans le détail certaines de ces destinées. Quant à moi, si je décris rapidement la faune du quartier, ce n’est pas pour présenter des phénomènes de foire mais parce que tous ces gens font partie de mon histoire. Le sujet de ce livre, c’est la misère, et c’est dans ce quartier lépreux que j’en ai pour la première fois fait l’expérience – d’abord comme une leçon de choses dispensée par des individus menant des vies plus impossibles les unes que les autres, puis comme trame vécue de ma propre existence. C’est pour cela que je m’efforce de planter au mieux le décor.
II
La vie du quartier. Notre bistrot, pour commencer : une petite salle carrelée, au rez-de-chaussée de l’hôtel des Trois Moineaux. On descend deux ou trois marches pour y accéder et l’on découvre quelques tables maculées de taches de vin – au mur, une photo représentant un enterrement, avec la mention : « Crédit est mort, les mauvais payeurs l’ont tué. » Des ouvriers, la taille ceinte d’une large bande d’étoffe rouge, découpant des rondelles de saucisson avec leur gros couteau de poche. Madame F…, la patronne, robuste paysanne auvergnate aux allures de génisse entêtée, vidant à longueur de journée des verres de malaga « parce que c’est bon pour l’estomac ». Les apéritifs qu’on jouait aux dés, les chansons – Ah, les fraises et les framboises ! et La Madelon disant « Et pourquoi prendrais-je un seul homme, quand j’aime tout un régiment ? » – et les échanges amoureux, sans entraves ni retenue. La moitié de l’hôtel se retrouvait chaque soir au bistrot. J’aimerais qu’on me montre un pub londonien offrant seulement le quart de la joyeuse animation qui régnait dans cette salle.
On y entendait d’étranges propos. Voici par exemple Charlie, une des attractions du quartier.
Charlie était un fils de famille qui avait fait de bonnes études. Il avait déserté le domicile paternel et vivait des sommes d’argent que lui versaient périodiquement ses parents. Imaginez un tout jeune homme, très rose, avec les joues fraîches et les cheveux soyeux d’un gentil petit garçon, et des lèvres d’un rouge intense, humides comme des cerises. Il a des pieds minuscules, des bras anormalement courts, des mains potelées comme celles d’un bébé. En parlant, il fait des gambades et des entrechats, comme s’il était trop heureux, trop plein de vie pour rester un instant en place. Il est trois heures de l’après-midi. Le bistrot est désert, à l’exception de Madame F… et d’un ou deux chômeurs.
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