Mais son visage disparaissait sous la poudre et le fard et dans ses yeux bleus d’idiote, étincelants sous la lumière rouge, se lisait cette expression ahurie et traquée que l’on rencontre d’ordinaire chez cette sorte de femme. C’était à coup sûr une petite paysanne vendue par ses parents à quelque être sans scrupules.
Sans prononcer une parole, je l’arrachai du lit et la jetai à terre. Puis je m’abattis sur elle, tel un tigre ! Ah, le bonheur, l’incomparable joie contenue dans un pareil instant ! Voilà, messieurs et dames, l’expérience dont je voulais vous faire part. Voilà l’amour ! Voilà la vérité de l’amour, la seule chose au monde qui mérite quelque effort. La chose à côté de laquelle tous vos arts et vos idéaux, toutes vos philosophies et vos croyances, toutes vos belles paroles et tous vos grands airs sont aussi gris et ternes que de la cendre. Quand on a connu l’amour – la vérité de l’amour – qu’y a-t-il sur terre qui ne fasse désormais figure de pâle fantôme du plaisir ?
Je renouvelai mon assaut, encore et encore, avec une sauvagerie sans cesse redoublée. À chaque fois la fille tentait de m’échapper, implorant ma pitié.
— De la pitié ! m’écriai-je. Crois-tu que je sois venu ici pour faire preuve de pitié ? Crois-tu que j’aurais payé mille francs pour ça ?
Je vous le jure, messieurs et dames, sans ces maudites lois qui sont autant d’obstacles à la liberté, je l’aurais tuée à ce moment-là.
Ah, il fallait l’entendre crier sa souffrance, et avec quels cris d’agonie ! Mais il n’y avait personne pour l’entendre. Dans cette cave enfouie sous le pavé de Paris, nous étions aussi isolés du monde que si l’on nous avait enfermés au cœur d’une pyramide. Les larmes ravinaient ses joues, emportant la poudre qui coulait en longues traînées sales. Ah, moment ineffable ! Vous autres, messieurs et dames, qui n’avez jamais frissonné aux plus délicates sensations de l’amour, vous ne pouvez imaginer ce que représente une telle volupté. Et moi-même, à l’heure où ma jeunesse s’est enfuie – ah, la jeunesse ! – je vois bien que jamais plus la vie ne s’offrira à moi avec une telle splendeur. C’est fini, oui, fini à jamais. Ah, qui dira combien misérable, brève et trompeuse est la joie humaine ! Car que dure réellement, en réalité, le moment suprême de l’amour ? Un rien, un instant, une seconde peut-être. Une seconde d’extase – puis tout n’est que cendre, poussière, néant.
Ainsi donc, l’espace d’un instant, j’avais touché au bonheur suprême, savouré l’émotion la plus haute, la plus exquise qu’il soit donné à l’être humain de connaître. Et dans ce même moment, tout était terminé, et que me restait-il ? Toute ma passion, toute ma sauvage fureur s’étaient envolées comme pétales de rose. Je restais là, glacé et languissant, en proie aux vains regrets. Dans mon écœurement, je parvenais même à ressentir comme une vague pitié pour cette fille qui gisait à terre, secouée de sanglots. N’est-il pas effroyable de penser que nous puissions céder à d’aussi mesquines émotions ? Sans même accorder un dernier regard à la fille, je gravis précipitamment les marches et me retrouvai à l’air libre. Il faisait noir, froid. Les rues étaient désertes et le pavé rendait sous mes talons un son sourd, désolé. Tout mon argent était parti en fumée, je n’avais même pas de quoi prendre un taxi. C’est à pied que je regagnai ma chambre glacée et solitaire.
Voilà, messieurs et dames, l’expérience dont j’avais promis de vous faire part. Voilà ce qu’est l’Amour. Et voilà ce que fut le plus heureux jour de ma vie. »
Curieux personnage, décidément, que ce Charlie – mais qui illustre bien la diversité de la faune du quartier.
III
J’habitais le quartier du Coq-d’Or depuis un an et demi environ. Un beau jour, en été, je m’aperçus qu’il me restait en tout et pour tout quatre cent cinquante francs, et rien d’autre à espérer, mis à part les trente-six francs hebdomadaires que je gagnais en donnant des leçons d’anglais. Jusqu’ici je ne m’étais jamais inquiété de l’avenir ; d’un seul coup, je compris qu’il me fallait faire quelque chose. Je résolus de me mettre en quête d’un emploi et pris la précaution – utile précaution, comme le montra la suite des événements – de prélever deux cents francs sur mon pécule pour payer un mois de loyer d’avance. Avec les deux cent cinquante francs restants et les leçons d’anglais, je pouvais vivre encore un mois, et d’ici là j’aurais sans doute trouvé du travail. J’envisageais de louer mes services à une agence de tourisme, comme guide ou peut-être interprète.
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