Mais le sort en décida autrement.
Un jour, un jeune Italien se présenta à l’hôtel. Il se disait « compositeur ». Mais c’était un personnage assez ambigu, étant donné qu’il arborait des pattes de lapin, réservées en principe aux apaches et aux intellectuels, si bien qu’on ne savait pas trop dans quelle catégorie le ranger. Madame F…, qui lui trouvait mauvais air, lui demanda de verser une semaine d’avance. L’Italien paya et resta six nuits à l’hôtel. Mais il mit ce temps à profit pour se procurer les doubles de certaines clés et, juste avant de disparaître, cambriola une douzaine de chambres, dont la mienne. Par chance, il ne put emporter l’argent que j’avais en poche, mais fit main basse sur le reste. De sorte que je ne me retrouvai pas absolument sans le sou : il me restait en tout et pour tout quarante-sept francs.
Néanmoins tous mes beaux projets tombaient à l’eau. Je devais à présent subsister avec six francs par jour – entreprise en soi assez ardue pour ne guère me laisser le temps de penser à autre chose. C’est à ce moment-là que je commençai à comprendre ce que signifie vraiment la pauvreté. Car six francs par jour, si ce n’est pas à proprement parler la misère, ce n’en est pas loin. Avec six francs par jour, on peut encore subsister à Paris, à condition de savoir s’y prendre. Mais l’affaire n’est pas de tout repos.
Curieuse sensation qu’un premier contact avec la « débine ». C’est une chose à laquelle vous avez tellement pensé, que vous avez si souvent redoutée, une calamité dont vous avez toujours su qu’elle s’abattrait sur vous à un moment ou à un autre. Et quand vient ce moment, tout prend un tour si totalement et si prosaïquement différent. Vous vous imaginiez que ce serait très simple : c’est en fait extraordinairement compliqué. Vous vous imaginiez que ce serait terrible : ce n’est que sordide et fastidieux. C’est la petitesse inhérente à la pauvreté que vous commencez par découvrir. Les expédients auxquels elle vous réduit, les mesquineries alambiquées, les économies de bouts de chandelle.
C’est tout d’abord l’atmosphère de secret cachottier. Vous vous trouvez brutalement contraint de vivre avec six francs par jour. Mais vous ne voudriez pour rien au monde que cela se sache : il faut donner à votre entourage l’impression que rien n’a changé dans votre vie. Ce qui vous enferme d’emblée dans un labyrinthe de stratagèmes dérisoires, qui ne suffisent même pas à donner le change. Vous renoncez, pour commencer, à donner votre linge à blanchir. Croisant dans la rue la blanchisseuse, qui s’inquiète de ne plus vous voir, vous bredouillez une vague explication, avec ce résultat que la brave dame, persuadée que vous lui avez retiré votre clientèle pour la donner à un concurrent, vous en veut désormais à mort. Le buraliste ne cesse de vous demander pourquoi vous fumez moins. Il y a des lettres auxquelles vous voudriez bien répondre, mais cela vous est impossible parce que les timbres sont devenus trop chers pour vous. Et puis il y a la question de la nourriture – de loin la plus épineuse. Chaque jour, aux heures des repas, vous faites ostensiblement mine de prendre la direction du restaurant, mais vous passez une heure dans les jardins du Luxembourg, à tourner en rond et à regarder les pigeons. Après quoi, vous ramenez votre pitance chez vous, dissimulée dans vos poches. Votre ordinaire se compose de pain et de margarine, ou de pain et de vin, mais là encore il vous faut tricher.
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