N’ayant pas appris à compter, je dépensais à tort et à travers et il m’est plus d’une fois arrivé de rester tout un jour sans manger. Quand cela se produisait, je vendais quelques effets personnels, que je sortais discrètement de l’hôtel, enveloppés dans des petits paquets, et que je portais à un fripier de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. L’homme était un Juif aux cheveux roux, un homme extraordinairement désagréable, qui entrait parfois dans de violentes colères à la seule vue d’un client, comme si celui-ci l’insultait en pénétrant dans son échoppe. « Merde ! s’écriait-il. Encore vous ? Vous me prenez pour qui ? Pour le fourneau économique ? » Et il offrait des prix dérisoires. Pour un chapeau que j’avais payé vingt-cinq shillings et à peine porté, il m’accorda cinq francs. Pour une bonne paire de chaussures, cinq francs encore. Pour des chemises, un franc la pièce. Il préférait échanger qu’acheter et avait mis au point un truc qui consistait à vous fourrer entre les mains un quelconque article sans valeur et à faire ensuite comme si vous aviez accepté l’objet en paiement. Je l’ai vu un jour prendre un très bon pardessus à une vieille femme, lui coller dans la main deux boules de billard et la pousser vivement vers la porte sans lui laisser le temps de protester. C’eût été un véritable plaisir que d’aplatir le nez de ce Juif – pour quelqu’un, en tout cas, qui se fût trouvé en situation de le faire.
Ces trois semaines furent pénibles et sordides, mais le pire était encore devant moi, car le moment approchait où il me faudrait à nouveau payer l’hôtel. Pourtant, j’étais loin d’être aussi malheureux que je l’aurais cru. Car, lorsque vous vous trouvez au seuil de la misère, vous faites une découverte qui éclipse presque toutes les autres. Vous avez découvert l’ennui, les petites complications mesquines, les affres de la faim, mais vous avez en même temps fait cette découverte capitale : savoir que la misère a la vertu de rejeter le futur dans le néant. On peut même soutenir, jusqu’à un certain point, que moins on a d’argent, moins on se tracasse pour cela. Quand il vous reste cent francs en poche, vous imaginez les pires ennuis. Si vous avez trois francs, cela ne vous fait ni chaud ni froid. Car avec trois francs, vous avez de quoi manger jusqu’au lendemain : vous ne voyez pas plus loin. Vous êtes ennuyé, mais vous n’avez aucune peur. Vous vous dites vaguement : « Dans un jour ou deux je n’aurai plus rien à me mettre sous la dent – embêtant ça. » Puis vous pensez à autre chose. Le régime du pain sec et de la margarine sécrète, en un sens, son propre analgésique.
Il est un autre sentiment qui aide grandement à supporter la misère. Tous ceux qui sont passés par là doivent sans doute l’avoir connu. C’est un sentiment de soulagement, presque de volupté, à l’idée qu’on a enfin touché le fond. Vous avez maintes et maintes fois pensé à ce que vous feriez en pareil cas : eh bien ça y est, vous y êtes, en pleine mouscaille – et vous n’en mourez pas. Cette simple constatation vous ôte un grand poids de la poitrine.
IV
Un jour, mes leçons d’anglais prirent brutalement fin. Il commençait à faire très chaud et un de mes élèves, ne se sentant plus le courage de continuer à travailler, me donna purement et simplement congé. L’autre disparut sans laisser d’adresse, en me devant douze francs. Il me restait trente centimes tout juste, et plus un brin de tabac. Un jour et demi durant, je n’eus rien à manger ou à fumer. Enfin, n’y tenant plus, j’entassai dans une valise les vêtements encore en ma possession et décidai de porter le tout au mont-de-piété.
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