Vous achetez du pain de seigle au lieu de pain de ménage parce que les pains de seigle, quoique plus chers, sont ronds et donc plus faciles à mettre dans une poche. Ce qui, chaque jour, vous fait dépenser un franc en pure perte. Parfois, pour ne pas perdre totalement la face, vous sacrifiez soixante centimes à une consommation dans un bar – soixante centimes de nourriture en moins. Votre linge se salit et vous vous trouvez à court de savon et de lames de rasoir. Votre coupe de cheveux aurait besoin d’être rafraîchie : vous essayez d’y remédier par vous-même, avec des résultats si catastrophiques qu’il vous faut en fin de compte recourir aux services d’un homme de l’art, et y laisser l’équivalent de deux ou trois repas. Vous mentez à longueur de journée, et ces mensonges vous coûtent cher.

Vous découvrez à quel point, avec six francs par jour la vie devient précaire. De menus désastres surviennent, qui vous obligent à vous priver de nourriture. Vous avez dépensé vos quatre-vingts derniers centimes pour acheter un demi-litre de lait, que vous faites réchauffer sur la lampe à alcool. Au moment où ça bout, une punaise vient se promener sur votre avant-bras. Vous tentez de la chasser d’une chiquenaude, et plouf, la bestiole tombe en plein dans la casserole de lait ! Il ne vous reste plus qu’à tout jeter et à vous serrer la ceinture.

Vous allez à la boulangerie acheter une livre de pain et vous attendez, tandis que la boulangère sert un autre client qui en a, lui aussi, demandé une livre. Elle n’est pas très adroite et en coupe un peu plus. « Pardon, monsieur, dit-elle au client, il y en a pour deux sous de plus, j’espère que cela ne vous fait rien ? » La livre de pain vaut un franc, et vous avez tout juste un franc sur vous. À l’idée qu’on puisse, à vous aussi, demander de payer deux sous de plus, et qu’il vous faille avouer que non, vous ne pouvez pas, vous êtes saisi de sueurs froides et quittez précipitamment la boutique. Des heures entières se passent avant que vous n’ayez rassemblé assez de courage pour pénétrer de nouveau dans une boulangerie.

Vous allez à présent chez l’épicier, prêt à sacrifier un franc pour un kilo de pommes de terre. Mais dans la monnaie que vous avez préparée se trouve une pièce belge, que le commerçant refuse. Vous quittez piteusement la boutique, sachant que vous n’oserez jamais y remettre les pieds.

Vos pas vous ont porté dans un quartier respectable et vous apercevez, s’avançant dans votre direction, un ami ne partageant pas vos soucis d’argent. Pour l’éviter, vous vous réfugiez dans le premier café venu. Là, comme il faut bien consommer, vous dépensez vos cinquante derniers centimes pour un verre de café noir dans lequel surnage une mouche morte. On pourrait citer des centaines de catastrophes de ce type ; elles forment le lot quotidien de la vie quand on se trouve dans la débine.

Vous découvrez ce que c’est que d’avoir faim. L’estomac lesté de pain et de margarine, vous allez vous promener dans la rue et lorgner les devantures. Partout vous apercevez des étalages débordant de victuailles qui vous sont autant d’insultes : des cochons entiers, des paniers pleins de miches juste sorties du four, des mottes de beurre jaune, des chapelets de saucisses, des montagnes de pommes de terre, d’énormes meules de gruyère. Devant une telle abondance, l’envie vous prend de pleurer à chaudes larmes sur votre sort. Vous songez à attraper un pain et à partir en courant, en dévorant ce pain sans cesser de courir, pour le finir avant qu’on ne vous rattrape. Mais vous renoncez à cette idée, par simple frousse.

Vous découvrez l’ennui, compagnon obligé de la pauvreté – ces moments où, n’ayant rien à faire, vous vous sentez incapable de vous intéresser à autre chose qu’à votre estomac qui crie famine. Vous passez la moitié de la journée allongé sur votre lit, dans l’état d’esprit du jeune squelette de Baudelaire. Seule la nourriture pourrait vous arracher à votre torpeur. Vous vous apercevez qu’un homme qui a passé ne serait-ce qu’une semaine au régime du pain et de la margarine n’est plus un homme mais uniquement un ventre, avec autour quelques organes annexes.

On pourrait encore épiloguer longuement sur ce sujet, mais tout y est à l’avenant : voilà ce qu’est la vie avec six francs par jour. Une vie que connaissent à Paris des milliers de personnes – artistes et étudiants luttant pied à pied pour leur survie, prostituées ayant passé l’âge de la prime jeunesse, chômeurs et sans-travail de toutes catégories. C’est, pour ainsi dire, l’antichambre de la misère.

Je vécus pendant environ trois semaines de cette façon. Les quarante-sept francs qui me restaient s’épuisèrent très vite et je dus me débrouiller de mon mieux avec les trente-six francs hebdomadaires de mes leçons d’anglais.