Dans le ventre de la baleine

George Orwell

Dans le ventre de la baleine

et autres essais

(1931-1943)

Traduit de l’anglais par Anne Krief,
Michel Pétris et Jaime Semprun

Éditions Ivrea
Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances

© The Estate of the late Sonia Brownell Orwell

© Éditions Ivrea, 1, place Paul-Painlevé, Paris Ve

Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances,

80, rue de Ménilmontant, Paris XXe, 2005

POUR LA TRADUCTION FRANÇAISE.

Note sur la présente édition

Les textes qui composent ces deux volumes d’essais choisis sont tous extraits de l’édition des Essais, articles, lettres publiée en français par nos soins à partir de celle établie par Sonia Orwell et Ian Angus. L’ordre chronologique a été ici aussi adopté.

Nous avons laissé de côté l’ensemble de la correspondance, ainsi que les simples recensions journalistiques. Certains textes importants ont également dû être écartés pour d’évidentes raisons de place, mais tel qu’il est ce choix devrait permettre de se faire une image exacte de la diversité des intérêts d’Orwell tout comme de l’évolution de ses idées. Notre souci a été de faire une place égale aux textes « politiques » et aux textes « littéraires », si tant est qu’une telle distinction ait un sens en ce qui concerne Orwell.

Nous avons repris sans modification, sauf correction de détail, les traductions figurant dans notre édition en quatre volumes des Essais, articles, lettres. Les ouvrages de langue anglaise étant mentionnés dans le texte sous leur titre original, on en trouvera la traduction française, quand elle existe, dans un index des oeuvres citées à la fin de chaque volume.

Les éditeurs

Pourquoi j’écris

Très tôt – dès, je crois, l’âge de cinq ou six ans – j’ai su que je serais un jour écrivain. Entre ma dix-septième et ma vingt-quatrième année, je me suis efforcé d’abandonner cette idée, tout en étant conscient que, ce faisant, je contrariais ma véritable nature et qu’il me faudrait tôt ou tard me mettre à écrire des livres.

J’étais le deuxième enfant d’une famille qui en comptait trois, mais il y avait un écart de cinq ans entre chacun de nous et, jusqu’à l’âge de huit ans, je n’ai fait qu’entrevoir mon père. Ceci explique, entre autres choses, que j’aie été plutôt solitaire et que j’aie acquis très tôt des manies déplaisantes qui me valurent l’antipathie de mes camarades de classe. Comme tous les enfants solitaires, j’avais pris l’habitude de m’inventer des histoires et de converser avec des personnages imaginaires ; et je crois que d’emblée mes ambitions littéraires furent liées au sentiment que j’avais d’être méjugé, mis à l’écart. J’étais conscient d’avoir un don pour le langage et une capacité à aborder de front les aspects désagréables de l’existence, et je me rendais compte que je me créais ainsi une sorte d’univers à part où je pouvais échapper aux déceptions quotidiennes de ma vie. Cela dit, la somme d’écrits sérieux – comprenez : se voulant sérieux – que j’ai produite pendant mon enfance et mon adolescence n’excède guère une demi-douzaine de pages. J’ai écrit mon premier poème à l’âge de cinq ans, ma mère le prenant sous ma dictée. Je ne m’en souviens plus du tout, sauf qu’il y était question d’un tigre et que ce tigre avait des « dents comme des chaises » – l’expression était jolie, mais je crois bien que mon poème était directement imité du « Tiger, Tiger » de Blake. À onze ans, alors qu’éclatait la Première Guerre mondiale, j’ai écrit un poème patriotique qui eut les honneurs de la publication dans la presse locale ainsi que, deux ans plus tard, un autre sur la mort de Kitchener. Par la suite, j’écrivis encore quelques poèmes bucoliques dans le style georgien – mauvais et la plupart du temps inachevés. Je me suis aussi essayé, par deux fois me semble-t-il, à écrire une nouvelle qui se solda en définitive par un lamentable échec. Voilà toutes les oeuvres « sérieuses » que j’ai couchées sur le papier au long de ces années.

Néanmoins, durant toute cette époque, j’eus bien une activité pouvant en un sens être qualifiée de « littéraire ». Il s’agissait tout d’abord de devoirs que j’effectuais rapidement, facilement et sans en tirer beaucoup de satisfaction personnelle. À côté de mon travail scolaire, j’écrivais des vers d’occasion [1], des poésies semi-comiques que je troussais à une vitesse qui me paraît aujourd’hui ahurissante – à quatorze ans, j’ai écrit, en une huitaine de jours, toute une pièce en vers imitée d’Aristophane. En outre, je participais à l’édition de divers journaux scolaires publiés tantôt sous forme imprimée, tantôt sous forme manuscrite. Ces journaux étaient, quand j’y repense, encore plus pitoyablement ridicules qu’on ne saurait l’imaginer et j’y apportais moins de soin que je ne le ferais aujourd’hui pour des travaux journalistiques de l’espèce la plus alimentaire. Mais, parallèlement à tout cela, pendant quinze ans et plus, je me suis livré à un exercice littéraire d’une tout autre nature : à savoir la fabrication d’un récit permanent de mes faits et gestes, d’un « roman » de moi-même, une espèce de journal intime n’ayant d’existence que dans mon esprit. C’est, je crois, une pratique assez courante chez les enfants et les adolescents. Tout petit, j’imaginais être, par exemple, Robin des Bois, et je me voyais au centre de palpitantes aventures. Mais bien vite, mon « roman » cessa d’être banalement narcissique pour se muer en une pure description de ce que je faisais et des choses que je voyais. Ainsi, voilà le genre de phrases qui me traversaient soudain la tête : « Il poussa la porte et entra dans la pièce. Un rayon de soleil filtrait, jaune, à travers la mousseline des rideaux et venait effleurer la table où gisait, à côté de l’encrier, une boîte d’allumettes à demi ouverte. La main droite enfoncée dans la poche, il se dirigea vers la fenêtre. En bas, dans la rue, un chat écaille-de-tortue pourchassait une feuille morte… », etc. Et je perpétuai cette habitude jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans environ, pendant toute la période où je ne m’étais pas encore consacré à la littérature. Bien que devant chercher – et cherchant de fait longuement – les mots justes, j’avais l’impression de fournir cet effort de description presque contre mon gré, comme mû par une force impérieuse s’exerçant de l’extérieur.