Le « roman » devait sans doute refléter le style des auteurs que j’admirais tour à tour mais, pour autant que je me souvienne, on y retrouvait toujours cette même qualité de description méticuleuse.
C’est dans ma seizième année que je découvris le plaisir que procurent les mots en tant que tels, par leurs sonorités et leurs combinaisons. Ces deux vers du Paradis perdu [2] :
So hee with difficulty and labour hard
Moved on : with difficulty and labour hee,
qui, aujourd’hui, ne me paraissent pas spécialement admirables, me faisaient alors courir des frissons dans le dos. Et la graphie « hee » au lieu de « he » ajoutait encore à mon extase. Quant au besoin de décrire les choses, j’en étais déjà totalement conscient. On voit donc clairement le type de livres que je voulais écrire, pour autant qu’on puisse dire que j’avais à l’époque une telle volonté. Je voulais écrire d’énormes pavés naturalistes au dénouement tragique, grouillant de descriptions détaillées et d’images qui prennent au ventre, avec un certain nombre de morceaux de bravoure où les mots sont employés pour la seule magie de leur sonorité. Et d’ailleurs, mon premier roman achevé, Burmese Days [3] que j’ai écrit à trente ans mais dont j’avais depuis longtemps le projet – correspond assez à ce type de livre.
Si je fournis tous ces renseignements sur ma personne, c’est qu’il est, je crois, impossible d’apprécier les raisons qui poussent un homme à écrire sans savoir quelque chose de ses premiers pas dans la vie. Les sujets qu’il sera amené à traiter seront déterminés par l’époque à laquelle il vit – cela étant vrai, à tout le moins, pour les époques d’agitation et de révolution, comme la nôtre – mais avant même d’avoir commencé à écrire quoi que ce soit, il aura développé un certain nombre de dispositions émotionnelles dont il ne s’affranchira jamais complètement. Il lui revient, assurément, de discipliner son tempérament et de ne pas rester figé à un stade immature, ou englué dans quelque idée fixe ; mais s’il se libère définitivement de ses premières influences, il tue du même coup ce qui en lui le pousse à écrire. Hormis la nécessité de gagner sa vie, je vois pour ma part quatre raisons majeures d’écrire – d’écrire de la prose, en tout cas. Ces raisons, qui existent à divers degrés chez tout écrivain et dont les proportions peuvent varier dans le temps chez un même écrivain, en fonction de son environnement, sont les suivantes :
I. Le pur égoïsme. Désir de paraître intelligent, d’être quelqu’un dont on parle, de laisser une trace après sa mort, de prendre une revanche sur les adultes qui vous ont regardé de haut quand vous étiez enfant, etc. Il serait tout à fait incongru de prétendre que ceci ne représente pas une raison, et une raison très forte. Les écrivains la partagent avec les savants, artistes, hommes politiques, juristes, soldats, capitaines d’industrie – bref, tout ce qui forme la crème de l’humanité. Dans leur grande masse, les hommes ne sont pas, à proprement parler, égoïstes. Arrivés à l’âge de trente ans, ils abandonnent toute ambition personnelle – et dans bien des cas, du même coup, toute prétention à exister en tant qu’individus – et vivent essentiellement pour les autres, quand ils ne se trouvent pas simplement pris au piège du travail quotidien. Mais il y a, à côté de cela, une minorité de gens doués et déterminés, bien décidés à vivre jusqu’au bout leur propre vie ; c’est dans cette catégorie que se rangent les écrivains. Les écrivains dignes de ce nom, selon moi, sont dans leur ensemble plus vaniteux et égocentriques que les journalistes, quoique moins intéressés par l’argent.
II. L’enthousiasme esthétique. La perception de la beauté du monde extérieur ou, par ailleurs, de celle des mots et de leur agencement. Le plaisir pris aux rencontres des sonorités, à la densité d’une bonne prose ou au rythme d’un bon récit. Le désir de faire partager une expérience que l’on juge intéressante et qu’il serait dommage de négliger. Chez beaucoup d’écrivains, la motivation esthétique est très atténuée, mais même sous la plume d’un pamphlétaire ou d’un compilateur de textes scolaires on trouvera des mots et des expressions revenant avec insistance, sans autre raison qu’une prédilection personnelle. Il peut s’agir également de préférences portant sur la typographie ou la mise en pages, par exemple. Dès que l’on se hausse au-dessus de l’indicateur des chemins de fer, il n’est pas de livre totalement dénué de considérations esthétiques.
III. L’inspiration historienne. Désir de voir les choses telles qu’elles sont, de découvrir la vérité des faits et de la consigner à l’usage des générations futures.
IV. La visée politique – le mot politique étant ici pris dans son acception la plus large. Désir de faire avancer le monde dans une certaine direction, de modifier l’idée que se font les autres du type de société pour lequel il vaut la peine de se battre. Là encore, aucun livre n’est totalement dénué d’intention politique. L’idée selon laquelle l’art ne devrait rien avoir à faire avec la politique est elle-même une prise de position politique.
On voit très bien à quel point les motivations que je viens d’énoncer sont antagonistes et susceptibles de varier selon les individus et les époques. Par nature – si l’on considère la nature de quelqu’un comme l’ensemble des dispositions acquises avant l’âge adulte – j’ai en moi une très forte prépondérance des trois premières motivations sur la dernière. En des temps paisibles, j’aurais pu écrire des livres fleuris ou purement descriptifs et rester parfaitement ignorant de mes véritables tendances politiques.
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