En bas, là où s’arrêtaient les cabanes, se trouvait une route empierrée, et plus loin une zone marécageuse s’étendant sur un kilomètre environ : une rizière non encore labourée mais détrempée par les premières pluies et parsemée d’herbes folles. L’éléphant s’était arrêté à moins de cent mètres de la route, nous présentant son flanc gauche. Il ne parut nullement remarquer l’approche de la foule, occupé qu’il était à arracher des touffes d’herbe et à en faire tomber la terre en les battant contre ses genoux avant de les faire disparaître dans sa bouche.

Je m’étais arrêté sur la route. Dès que j’avais aperçu l’éléphant, j’avais, avec une certitude absolue, compris que je ne devais pas le tuer. C’est une affaire grave que de tuer un éléphant domestiqué : c’est comme détruire une énorme et coûteuse machine – et il est évident que l’on ne doit pas le tuer si l’on peut s’en dispenser. D’ailleurs, à cette distance, paisiblement occupé à manger, l’éléphant n’avait pas l’air plus dangereux qu’une vache. Je pensais alors, et continue à penser, que sa crise était en train de se terminer. Si tel était le cas, il allait simplement tourner en rond jusqu’à ce que son mahout vienne le chercher. De plus, je n’avais pas la moindre envie de le tuer. Je décidai de l’observer quelques instants, pour m’assurer que sa crise de folie était bien passée, après quoi je rentrerais chez moi.

Mais à ce moment, je tournai la tête et vis la foule qui m’avait suivi. C’était une foule immense – deux mille personnes au moins – et elle grossissait de minute en minute. Elle occupait, à droite et à gauche, une vaste portion de route. Je considérai cette mer de visages jaunes émergeant des vêtements bigarrés – des visages d’hommes tout heureux et excités à la perspective du spectacle imminent, ne doutant pas que j’allais tuer l’éléphant. Ils me regardaient comme un prestidigitateur s’apprêtant à accomplir un de ses tours. Je ne leur inspirais aucune sympathie mais, avec ma carabine magique en main, je valais la peine d’être regardé. Et brusquement je sus qu’il me faudrait, malgré tout, tuer cet éléphant. C’était ce que cette foule attendait de moi, et j’allais devoir m’exécuter. Je me sentais invinciblement poussé de l’avant par deux mille volontés extérieures à moi. Et c’est à ce moment, alors que je me trouvais sur cette route, une carabine entre les mains, que je compris l’inanité, la vacuité du règne de l’homme blanc en Orient. J’étais là, l’homme blanc armé de son fusil, face à une multitude d’indigènes désarmés. En apparence, le principal protagoniste de la scène ; en fait, une ridicule marionnette agitée de-ci de-là par la volonté des visages jaunes derrière moi. Je compris à cet instant que lorsque l’homme blanc devient un tyran, c’est sa propre liberté qu’il détruit. Il devient une sorte de mannequin, une carcasse vide qui prend des poses ; il n’est plus que la représentation conventionnelle du sahib. Car pour pouvoir exercer sa domination, il faut qu’il passe sa vie à tenter d’impressionner les « indigènes », ce qui veut dire qu’à chaque moment décisif, il doit se conformer à ce que les « indigènes » attendent de lui. Il porte un masque, et son visage finit par épouser les contours de ce masque. Je devais tuer cet éléphant. Je m’étais tacitement engagé à le faire en demandant une carabine. Un sahib doit agir en sahib. Il doit se montrer résolu, savoir ce qu’il veut, adopter en toutes circonstances un comportement sans équivoque. Avoir parcouru tout ce chemin, l’arme à la main, suivi par deux mille personnes, puis m’en retourner benoîtement, sans avoir rien fait – non, c’était impossible.