L’éléphant avait déjà détruit une cabane en bambou, tué une vache, ravagé le marché aux fruits en dévorant tout au passage. Il s’était en outre trouvé face au camion d’ordures municipal et, après que le conducteur eut sauté à terre et pris ses jambes à son cou, il avait renversé le véhicule et l’avait piétiné.
Le sous-commissaire birman et quelques agents indiens m’attendaient dans le quartier de la ville où l’éléphant avait été aperçu. C’était un quartier très pauvre, un labyrinthe de petites cabanes de bambou aux toits de feuilles de palme, dispersées sur le flanc d’une colline en pente raide. Je me souviens que c’était une matinée nuageuse et étouffante, au début de la saison des pluies. Nous commençâmes par interroger les gens pour savoir quelle direction l’éléphant avait prise, mais comme d’habitude, il nous fut impossible de recueillir aucun renseignement précis. En Orient, c’est toujours comme ça : de loin, une affaire semble à peu près claire, mais plus on approche du théâtre des événements, plus elle s’obscurcit. Certains assuraient que l’éléphant était parti dans telle direction, d’autres indiquaient une autre direction, d’autres enfin disaient qu’à leur connaissance il n’y avait jamais eu d’éléphant dans le secteur. J’en étais presque arrivé à penser que toute l’affaire n’était qu’une rumeur sans fondement quand nous entendîmes des cris non loin de nous. C’était une voix aiguë, scandalisée, qui criait : « Va-t’en, l’enfant, va-t’en !» ; puis une vieille femme déboucha de derrière une cabane, chassant avec fureur une nuée d’enfants nus. D’autres femmes suivaient, faisant claquer leur langue et poussant des exclamations : de toute évidence, il y avait là quelque chose que les enfants n’auraient pas dû voir. Je contournai la cabane et découvris le cadavre d’un homme étendu dans la boue. C’était un Indien, un coolie dravidien très noir, quasi nu, et sa mort ne devait pas remonter à plus de quelques minutes. On nous expliqua que l’éléphant avait brusquement surgi au coin d’une cabane, avait attrapé l’homme avec sa trompe, puis lui avait posé le pied sur le dos et l’avait enfoncé dans la boue. C’était la saison des pluies et la terre était détrempée : le visage de l’homme avait creusé un sillon profond de près d’un demi-mètre et long de deux. Il gisait à plat ventre, les bras en croix, la tête violemment tordue de côté. Son visage était maculé de boue, ses yeux grands ouverts, les lèvres retroussées disant une intolérable souffrance. (À propos, ne venez jamais me répéter que les morts ont une expression apaisée. La plupart des cadavres que j’ai vus avaient un air diabolique.) En appuyant sur son dos, la patte de l’énorme animal l’avait littéralement écorché – comme on écorche un lapin. Découvrant ce spectacle, je chargeai un planton d’aller chercher une carabine à éléphant chez un de mes amis habitant non loin de là. J’avais déjà renvoyé le poney, craignant qu’il ne fût à son tour pris de folie et me désarçonne s’il venait à sentir l’odeur de l’éléphant.
Le planton revint cinq minutes plus tard avec une carabine et cinq cartouches. Entre-temps, des Birmans étaient venus me dire que l’éléphant se trouvait dans une rizière, quelques centaines de mètres plus bas. Dès que je me mis en route, la quasi-totalité des habitants du quartier sortit de ses logements et m’emboîta le pas. Ils avaient vu la carabine et, dans un état de grande excitation, criaient tous que j’allais tuer l’éléphant. Ils ne s’étaient guère souciés de l’animal tant qu’il ne faisait que ravager leurs foyers, mais tout devenait différent du moment où il allait être abattu. C’était pour eux une sorte de spectacle – comme cela l’aurait été pour une foule anglaise. Par ailleurs, la viande les intéressait. Tout cela me mettait vaguement mal à l’aise. Je n’avais aucune intention de tuer l’éléphant. Je m’étais simplement armé de la carabine pour pouvoir me défendre en cas de nécessité, et on se sent toujours nerveux avec une foule sur les talons. Je descendis la pente jusqu’au bas de la colline, me faisant l’effet d’un parfait imbécile (et c’est bien l’air que je devais avoir) avec ma carabine sur l’épaule et une armée toujours grandissante me suivant pas à pas.
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