Par ailleurs, du point de vue strictement légal, on ne pouvait rien me reprocher, car un éléphant pris de folie doit être abattu, à l’instar d’un chien enragé, s’il échappe au contrôle de son propriétaire. Parmi les Européens, les avis étaient partagés. Les vieux disaient que j’avais bien agi, les jeunes que c’était une honte d’avoir abattu un éléphant sous prétexte qu’il avait tué un coolie, étant donné qu’un éléphant a infiniment plus de valeur que n’importe quel abruti de coolie. Finalement, je pus me réjouir que ce coolie ait trouvé la mort sous la patte de l’éléphant : j’étais blanchi au regard de la loi, ayant là une raison valable d’abattre l’éléphant. Mais je me suis souvent demandé si quelqu’un a un jour compris que ma raison véritable avait été la peur du ridicule.

(1936)

Les pieds dans le plat espagnol

La guerre d’Espagne a sans doute fourni une moisson de mensonges plus abondante que tout autre événement survenu depuis la Grande Guerre de 14-18, mais je me demande sincèrement si, en dépit des hécatombes de nonnes violées et crucifiées sous les yeux des reporters du Daily Mail, ce sont les journaux profascistes qui ont fait le plus de mal. À mon sens, ce sont surtout les journaux de gauche – le News Chronicle et le Daily Worker en tête – avec leurs méthodes beaucoup plus subtiles de déformation des faits, qui ont empêché le public anglais de comprendre la véritable nature de la lutte en cours.

Le fait que ces journaux ont soigneusement occulté, c’est que le gouvernement espagnol (y compris le gouvernement semi-autonome de Catalogne) a beaucoup plus peur de la révolution que des fascistes. Il est aujourd’hui à peu près certain que la guerre se terminera par un compromis quelconque, et l’on peut même se demander si le gouvernement, qui a assisté à la chute de Bilbao sans lever le petit doigt, ne cherche pas avant tout à éviter une victoire décisive. Quoi qu’il en soit, aucun doute ne subsiste sur l’application qu’il met à écraser ses propres forces révolutionnaires. Depuis quelque temps, un régime de terreur – interdiction arbitraire des partis politiques, bâillonnement de la presse, appels à la délation et incarcérations en masse sans jugement – s’est instauré et ne cesse de se développer. Quand j’ai quitté Barcelone, à la fin du mois de juin, les prisons étaient pleines. En fait, elles étaient même depuis longtemps surpeuplées et l’on entassait les prisonniers dans des magasins inoccupés ou tout autre lieu de détention de fortune. Ce qu’il faut toutefois noter, c’est que les gens aujourd’hui emprisonnés ne sont pas des fascistes, mais des révolutionnaires : ils sont là non parce que leurs opinions sont trop à droite, mais parce qu’elles sont trop à gauche. Et ceux qui les ont mis là sont ces terribles révolutionnaires au seul nom desquels Garvin tremble d’effroi : les communistes.

En attendant, la lutte contre Franco se poursuit mais, à l’exception des pauvres diables qui tiennent les tranchées sur le front, personne dans le camp gouvernemental ne considère cela comme la véritable guerre. La vraie lutte se déroule entre la révolution et la contre-révolution ; entre les ouvriers qui essaient désespérément de préserver un peu de ce qu’ils ont conquis en 1936 et la coalition libéralo-communiste qui réussit si bien à le leur reprendre. Il est malheureux que si peu de gens en Angleterre aient compris que le communisme est aujourd’hui une force contre-révolutionnaire et que les communistes font partout alliance avec les réformistes bourgeois, mettant en oeuvre toutes les ressources de leur puissant appareil pour écraser ou discréditer les partis faisant montre de la moindre velléité révolutionnaire. De là le grotesque spectacle de communistes vilipendés comme de redoutables « rouges » par des intellectuels de droite en plein accord avec eux sur l’essentiel. M. Wyndham Lewis, par exemple, devrait adorer les communistes, pour un temps tout au moins. En Espagne, la coalition libéralo-communiste l’a emporté sur toute la ligne, ou presque. Des conquêtes faites par les travailleurs espagnols en 1936, il ne reste rien de tangible, hormis quelques collectivités agraires et un certain nombre d’hectares de terre dont les paysans se sont emparés l’année dernière ; et il est probable que les paysans seront à leur tour sacrifiés, dès lors qu’il ne sera plus nécessaire de les amadouer. Pour comprendre la situation actuelle, il faut remonter aux origines de la guerre civile.

Le coup d’État franquiste différait des précédents hitlérien et mussolinien en ce sens qu’il s’agissait d’un soulèvement militaire assimilable à une invasion étrangère. Franco ne pouvait donc compter au départ sur un important soutien parmi les masses – même s’il s’efforce depuis d’en trouver un. Ses principaux alliés, mis à part certains éléments du monde des affaires, se recrutaient parmi l’aristocratie foncière et les membres d’un clergé aussi parasitaire que tentaculaire. De toute évidence, un soulèvement de ce type devait trouver en face de lui des forces disparates, regroupant des hommes que par ailleurs rien ne rapproche. Le paysan et l’ouvrier abhorrent le féodalisme et le cléricalisme ; mais il en va de même pour le bourgeois « libéral », qui ne trouverait absolument rien à redire à une version modernisée du fascisme, du moins tant que celle-ci ne porterait pas officiellement le nom de fascisme. Le bourgeois « libéral » n’est vraiment libéral que dans la mesure où cela sert son intérêt. Le progrès se résume pour lui dans la formule « la carrière ouverte aux talents [9] ». Car il n’a manifestement aucune chance de croître et de prospérer dans une société féodale où l’ouvrier et le paysan sont trop pauvres pour acheter des marchandises, où l’industrie est écrasée par de très lourdes taxes destinées à payer les mitres des évêques et où tous les emplois lucratifs échoient systématiquement à l’ami du giton du fils adultérin du duc. C’est pourquoi, face à un réactionnaire de la trempe de Franco, on voit les ennemis jurés que sont, de fait, le bourgeois et l’ouvrier, lutter pour un temps côte à côte. Cette alliance contre nature est connue sous le nom de « Front populaire » (ou, dans la presse communiste, et afin de lui donner un aspect démocratique plus accrocheur, « Front du peuple »).