Mais d’un autre côté, une victoire totale, où l’on verrait Franco en fuite et Allemands et Italiens rejetés à la mer, poserait d’épineux problèmes, sur lesquels il est inutile d’insister tant ils sautent aux yeux. Nous manquons d’indications précises et seuls les faits trancheront, mais je soupçonne le gouvernement de chercher à parvenir à un compromis qui entérinerait pour l’essentiel la situation militaire actuelle. Les prophéties sont toujours fausses, celle-ci le sera aussi, mais je me risquerai à dire que, même si la guerre peut prendre fin très vite, ou durer encore quatre ans, elle s’achèvera de toute façon sur une Espagne divisée, soit par de véritables frontières, soit selon un découpage en zones économiques. Naturellement, un tel compromis pourrait être présenté comme une victoire par l’un ou l’autre camp, ou par les deux.
Tout ce que j’ai énoncé au cours de cet article paraîtrait parfaitement banal en Espagne, et même en France. Mais en Angleterre, malgré la vive émotion causée par la guerre d’Espagne, bien rares sont ceux qui soupçonnent l’intensité de la lutte se déroulant derrière les lignes gouvernementales ; et ce n’est pas un hasard, évidemment. Il y a eu une conspiration tout à fait délibérée (je pourrais donner des exemples précis) pour empêcher que l’on comprenne la situation espagnole. Des gens qui auraient dû être mieux avisés se sont prêtés à cette entreprise de tromperie sous prétexte que la vérité sur l’Espagne pourrait servir la propagande fasciste.
Il est aisé de voir où conduit une telle couardise. Si le public anglais avait eu droit à un compte rendu véridique de ce qui se passe réellement en Espagne, ç’aurait été pour lui une occasion d’apprendre ce qu’est le fascisme et comment on peut le combattre. Mais pour l’heure, la version que le News Chronicle donne du fascisme – présenté comme une folie homicide propre à des colonels Blimp [10] vrombissant comme de grosses mouches dans le vide économique – est plus fermement établie que jamais. Et c’est ainsi que nous avons fait un pas de plus vers la Grande Guerre « contre le fascisme » (comme en 1914 « contre le militarisme ») à la faveur de laquelle le fascisme, version britannique, nous courbera sous son joug dès la première semaine.
(1937)
Pourquoi j’ai adhéré à l’Independent Labour Party
Le plus honnête serait peut-être de commencer par envisager la question sous l’angle personnel.
Je suis écrivain. La tendance instinctive de tout écrivain est de « se tenir à l’écart de la politique ». Tout ce qu’il demande, c’est qu’on lui laisse la paix pour qu’il puisse continuer à écrire tranquillement ses livres. Malheureusement, on commence à comprendre que cet idéal n’est pas plus réalisable que celui du petit commerçant qui espère préserver son indépendance face aux appétits voraces des magasins à succursales.
Tout d’abord, l’ère de la liberté de parole s’achève. La liberté de la presse en Angleterre a toujours relevé plus ou moins de la fiction, dans la mesure où c’est en définitive l’argent qui façonne l’opinion à sa guise. Mais tant qu’existe dans la loi le droit de dire ce que l’on veut, il y a toujours pour un écrivain aux idées non orthodoxes une possibilité de se faire entendre. Au cours de ces dernières années, je suis arrivé à obtenir de la classe capitaliste qu’elle me donne chaque semaine quelque argent pour écrire des livres contre le capitalisme. Mais je ne m’illusionne pas au point de penser que cette situation est destinée à durer éternellement. Nous savons ce qu’il est advenu de la liberté de la presse en Italie et en Allemagne, et il en sera de même ici un jour ou l’autre. Le moment approche – ce n’est pas dans un an, peut-être même pas dans dix ou vingt ans, mais il approche – où l’écrivain, quel qu’il soit, n’aura d’autre alternative que d’être complètement réduit au silence ou de produire le type de drogue réclamé par une minorité privilégiée.
J’ai le devoir de me battre contre cela, de la même manière que j’ai le devoir de me battre contre l’huile de ricin, les matraques en caoutchouc et les camps de concentration. Et le seul régime qui, à long terme, peut accorder la liberté de parole est un régime socialiste. Si le fascisme l’emporte, je suis fini en tant qu’écrivain – fini en ce sens qu’il me sera interdit de faire la seule chose que je sache faire. Ce serait déjà une raison suffisante pour m’affilier à un parti socialiste.
J’ai commencé par mettre en avant l’aspect personnel, mais ce n’est évidemment pas le seul.
Il n’est pas possible pour un individu conscient de vivre dans une société telle que la nôtre sans vouloir la changer. Au cours des dix dernières années, j’ai eu l’occasion de connaître sous quelques-uns de ses aspects la véritable nature de la société capitaliste. J’ai vu l’impérialisme britannique à l’oeuvre en Birmanie, et j’ai vu certains des ravages exercés en Angleterre par la misère et le chômage. Pour autant que je me sois battu contre le système, c’est en écrivant des livres capables d’exercer, telle était du moins mon ambition, une influence sur les gens qui lisent. Je continuerai, bien sûr, à le faire, mais dans un moment comme celui que nous vivons, je considère qu’il ne suffit plus d’écrire des livres. Les événements se précipitent ; les dangers qui nous semblaient naguère menacer la génération suivante sont maintenant là, sous notre nez. Il faut être un socialiste actif, et non un simple sympathisant, si l’on ne veut pas faire le jeu d’ennemis qui ne nous laissent aucun répit.
Pourquoi l’I.L.P. plutôt qu’un autre parti ?
Parce que l’I.L.P. est le seul parti britannique – en tout cas le seul assez influent pour être pris en considération – dont les objectifs affirmés correspondent à l’idée que je me fais du socialisme.
Je ne veux pas dire que le parti travailliste a perdu tout crédit à mes yeux.
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