Bien sûr, un romancier ou un auteur satirique n’est pas nécessairement tenu de faire des propositions constructives, mais l’important est ici que l’attitude de Dickens n’est, au fond, même pas destructrice. Rien dans son oeuvre n’indique nettement qu’il souhaite le renversement de l’ordre existant, ni qu’il pense que bien des choses seraient changées si cet ordre était effectivement renversé. Car ce qui l’occupe c’est moins la société que la « nature humaine ». On serait bien en peine de trouver dans un de ses livres un passage tendant à démontrer que le système économique est mauvais en tant que système. Ainsi on ne le voit nulle part se livrer à la moindre attaque contre la propriété privée ou l’entreprise privée. Même dans un livre comme Our Mutual Friend, qui traite de cette propension qu’ont les cadavres à intervenir dans la vie des vivants par le biais de testaments imbéciles, il ne lui vient pas à l’idée d’insinuer qu’aucun individu ne devrait disposer de pouvoirs aussi exorbitants. Bien sûr, c’est là une conclusion que chacun peut tirer pour son propre compte, ainsi qu’à la lecture des remarques concernant le testament de Bounderby à la fin de Hard Times, et sans doute l’oeuvre de Dickens dans son ensemble donne-t-elle à penser qu’il y a quelque chose de fondamentalement mauvais dans le capitalisme du laissez-faire. Mais Dickens ne tire pas lui-même cette conclusion. Il paraît que Macaulay aurait refusé de rédiger la critique de Hard Times parce qu’il en réprouvait le « socialisme chagrin ». De toute évidence, quand Macaulay emploie le mot « socialisme », il le fait à la manière de ceux qui, il y a une vingtaine d’années, criaient au « bolchevisme » dès qu’on leur parlait de régime végétarien ou de peinture cubiste. Il n’y a pas dans tout le livre une seule ligne que l’on puisse qualifier de « socialiste ». En fait, l’inspiration générale serait plutôt procapitaliste, dans la mesure où la morale de l’oeuvre est que les capitalistes devraient être moins durs, et non les travailleurs plus révoltés. Bounderby n’est qu’une grossière baudruche et Gradgrind a perdu tout sens moral, mais s’ils étaient meilleurs, le système fonctionnerait à merveille – voilà ce que dit le livre de la première à la dernière page. La critique sociale contenue dans l’oeuvre de Dickens se résume à cela, sauf à prêter délibérément à l’auteur des intentions qui ne sont pas les siennes. Tout le « message » de Dickens tient dans une constatation d’une colossale banalité : si les gens se comportaient comme il faut, le monde serait ce qu’il doit être.
Naturellement, cela suppose l’existence de quelques personnages détenant un certain pouvoir et se comportant néanmoins « comme il faut ». Ainsi le type, qui revient à maintes reprises dans l’oeuvre de Dickens, du « Bon riche ». Ce personnage appartient plus particulièrement à la période optimiste, celle des premières productions de Dickens. Il s’agit généralement d’un « marchand » (on ne nous dit pas forcément quelles sont les marchandises dont il fait commerce), et c’est toujours un vieux monsieur au coeur débordant de gentillesse qui va de son pas trottinant, augmente régulièrement le salaire de ses employés, caresse la tête des petits enfants, sauve les débiteurs de la prison et joue dans l’ensemble le rôle de la bonne fée pour tout le monde. Bien sûr, il s’agit d’une figure totalement mythique, infiniment plus éloignée de la vie réelle qu’un Squeers ou un Micawber. Dickens lui-même semble parfois se rendre compte qu’un être si empressé à distribuer sa fortune ne serait jamais parvenu à l’édifier. M. Pickwick, par exemple, « a été dans la City », mais il est difficile de l’imaginer y faisant fortune. Ce type de personnage apparaît cependant comme un fil conducteur dans la plupart des premières oeuvres de Dickens. Pickwick, les Cheeryble, le vieux Chuzzlewit, Scrooge – autant d’incarnations du même personnage, le « Bon riche », distribuant généreusement ses guinées. Mais on peut voir que Dickens a évolué sur ce point : vers le milieu de son oeuvre, le personnage du « Bon riche » tend à disparaître. Personne ne tient un tel rôle dans A Tale of Two Cities, non plus que dans Great Expectations (ce dernier livre étant en fait une véritable critique de la mentalité paternaliste), et dans Hard Times, seul Gradgrind pourrait à l’extrême rigueur entrer dans cette catégorie après son revirement radical. Le personnage reparaît sous une forme assez différente avec le Meagles de Little Dorrit et le John Jarndyce de Bleak House – on pourrait peut-être encore ajouter Betsy Trotwood dans David Copperfield. Cependant dans ces livres, le « Bon riche » n’est plus un « marchand » mais un rentier. Ceci est très significatif. Un rentier appartient à la classe possédante, il peut – et c’est bien ce qu’il fait presque sans s’en rendre compte – vivre du travail d’autrui, mais il a très peu de pouvoir immédiat.
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