Vis-à-vis de Dickens, le public anglais a toujours ressemblé à l’éléphant qui perçoit un vigoureux coup de canne comme une agréable caresse. Avant même d’avoir dix ans, j’étais gavé de Dickens par des maîtres d’école chez qui, même à cet âge, je percevais la forte ressemblance avec M. Creakle, et chacun sait que les notaires adorent le Serjeant Buzfuz et que Little Dorrit fait le ravissement du Home Office. Dickens semble avoir réussi l’exploit d’attaquer tout le monde sans se mettre personne à dos. Naturellement, on en vient de ce fait à se demander s’il n’y avait pas quelque chose de factice dans les attaques de Dickens contre la société. Où se situe-t-il au juste, socialement, moralement et politiquement ? Et, comme toujours, il est plus facile de déterminer sa position en commençant par définir ce que Dickens n’était pas.

Tout d’abord, il n’était pas, contrairement à ce que semblent penser MM. Chesterton et Jackson, un écrivain « prolétarien ». Premièrement, Dickens n’écrit pas sur le prolétariat – ce en quoi il ne diffère pas de l’immense majorité des romanciers passés et présents. Si vous cherchez la classe ouvrière dans les oeuvres de fiction, et particulièrement dans les oeuvres de fiction anglaises, tout ce que vous trouverez, c’est son absence. Une telle affirmation mérite peut-être d’être précisée. Pour des raisons faciles à comprendre, l’ouvrier agricole (qui est en Angleterre un prolétaire) est un personnage qui apparaît fréquemment dans les oeuvres de fiction, et l’on a par ailleurs beaucoup écrit sur les criminels, les parias de la société et, depuis peu, sur les intellectuels déclassés. Mais le prolétariat urbain ordinaire, formé de ces hommes qui font tout simplement tourner la machine, a toujours été ignoré des romanciers. Quand il parvient à se glisser dans les pages d’un livre, c’est presque toujours comme un objet de pitié ou de dérision. L’action centrale des romans de Dickens a presque invariablement pour décor la classe moyenne. Si l’on examine de près ses romans, on s’aperçoit qu’ils ont pour véritable sujet le Londres de la bourgeoisie marchande et de ses divers parasites – hommes de loi, employés de bureau, fournisseurs, hôteliers, petits artisans et domestiques. On n’y trouve aucun ouvrier agricole, et seulement un ouvrier de l’industrie (Stephen Blackpool dans Hard Times). Les Plornish de Little Dorrit représentent probablement la meilleure peinture que Dickens ait faite d’une famille ouvrière (les Peggoty, par exemple, n’appartiennent pas vraiment à la classe ouvrière) mais, dans l’ensemble, ce type de personnage n’est pas celui qu’il excelle à dépeindre. Si vous demandez à un lecteur pris au hasard quels sont les personnages prolétariens dont il se souvient chez Dickens, il vous citera presque à coup sûr Bill Sikes, Sam Weller et Mme Gamp. Un voleur, un valet et une sage-femme alcoolique : ce n’est pas à proprement parler un échantillonnage représentatif de la classe ouvrière anglaise.

Deuxièmement, Dickens n’est pas, au sens habituel du terme, un écrivain « révolutionnaire ». Mais il convient ici de définir plus précisément sa position.

Quoi qu’ait pu être Dickens, ce n’était pas en tout cas un sauveur d’âmes en tapinois, un de ces imbéciles bien intentionnés qui croient que le monde serait parfait pour peu qu’on amende quelques articles de loi et qu’on supprime certaines anomalies. À cet égard, il n’est pas sans intérêt de mettre Dickens en parallèle avec Charles Reade, par exemple. Ce dernier était bien mieux informé que Dickens, et en un sens il faisait preuve d’un bien plus grand esprit civique que Dickens. Il détestait réellement les abus auxquels il était sensible, il les a exposés dans une série de romans qui, malgré leur absurdité, sont des plus lisibles, et il a sans doute contribué à faire évoluer l’opinion publique sur un certain nombre de points mineurs, mais non sans importance néanmoins. Il était toutefois parfaitement incapable de comprendre que, dans l’organisation sociale existante, certains maux ne pouvaient recevoir de remède. Isoler tel ou tel abus mineur, l’exposer, le dévoiler au grand jour, le soumettre à une juridiction britannique, et tout rentrera dans l’ordre – voilà sa manière de voir les choses. Dickens, lui, n’a jamais cru qu’on pouvait se débarrasser de ses boutons en les grattant avec un couteau. À chaque page de ses livres transparaît l’idée que la société est viciée à la base. C’est quand on pose la question « Quelle est cette base ?» que l’on commence à saisir la position de Dickens.

Le fait est que la critique de la société développée par Dickens est presque exclusivement une critique morale. D’où l’absence dans son oeuvre de toute proposition constructive. Il s’en prend aux lois, au gouvernement parlementaire, au système éducatif, etc., sans même jamais évoquer ce qu’il mettrait à la place.