Mais en fait, par la force des choses, je suis devenu une sorte de pamphlétaire. J’ai d’abord passé cinq années à exercer un métier pour lequel je n’étais absolument pas fait – dans les rangs de la Police impériale des Indes, en Birmanie – puis j’ai connu la misère et le sentiment de l’échec. Cela a contribué à exaspérer mon dégoût naturel de toute autorité et à m’ouvrir les yeux sur la condition faite aux classes laborieuses. Mon expérience birmane m’avait sans doute quelque peu éclairé sur la véritable nature de l’impérialisme. Mais malgré tout cela, je me trouvais encore privé d’orientation politique bien précise. Il y eut ensuite Hitler, la guerre civile espagnole et d’autres événements. À la fin de l’année 1935, je n’avais toujours pas réussi à me décider fermement. Je me souviens d’un petit poème écrit vers cette époque et dans lequel j’exprimais alors mon dilemme :
Heureux curé, j’aurais pu l’être
Voici cent ou deux cents ans,
À menacer mes ouailles de l’enfer
Et à regarder mes noyers pousser.
Mais, né, hélas, en un temps mauvais,
Ce havre de grâce j’ai manqué.
Une moustache m’est poussé sous le nez
Alors que tous les curés sont rasés.
Puis, c’était encore le bon temps,
Nous étions si faciles à contenter,
Nous bercions nos pensers troublés
Jusqu’à les endormir, dans le giron des arbres.
En toute ignorance nous osions posséder
Les plaisirs que nous dissimulons aujourd’hui ;
Le verdier perché sur la branche du pommier
Avait de quoi faire trembler mes ennemis.
Mais les ventres des filles et les abricots,
Le gardon tapi dans la rivière ombreuse,
Les chevaux, les envols de canards matinaux,
Un rêve, rien qu’un rêve.
Il est désormais interdit de rêver ;
Nos plaisirs, on les castre ou on les cache.
Les chevaux sont en acier chromé
Chevauchés par de petits hommes replets.
Je suis celui qui jamais ne proteste,
L’eunuque privé de harem.
Entre le prêtre et le commissaire,
Je m’avance, tel Eugene Aram.
Et le commissaire politique me prédit l’avenir
Au son de la radio,
Mais le prêtre m’a promis une Austin Seven
Car Duggie paie toujours [4].
J’ai rêvé que j’habitais des palais de marbre
Et me suis réveillé pour découvrir que c’était bien réel.
Je n’étais pas né pour une pareille époque ;
Mais Smith, mais Jones, l’étaient-ils ? Et vous-mêmes ? [5]
La guerre d’Espagne et les événements de 1936-1937 remirent les pendules à l’heure et je sus dès lors où était ma place. Tout ce que j’ai écrit d’important depuis 1936, chaque mot, chaque ligne, a été écrit, directement ou indirectement, contre le totalitarisme et pour le socialisme démocratique tel que je le conçois. Dans une époque comme la nôtre, il me paraît inimaginable que l’on puisse, si l’on écrit, s’abstenir d’aborder ces problèmes. D’une manière ou d’une autre, on y est toujours ramené. Toute la question est de savoir quel camp on choisit et quelle méthode on adopte. Et plus on a conscience de ses propres partis pris politiques, plus on a de chances d’agir politiquement sans rien renier de sa personnalité esthétique ou intellectuelle.
Ce à quoi je me suis le plus attaché au cours de ces dix dernières années, c’est à faire de l’écriture politique un art à part entière. Ce qui me pousse au travail, c’est toujours le sentiment d’une injustice, et l’idée qu’il faut prendre parti. Quand je décide d’écrire un livre, je ne me dis pas : « Je vais produire une oeuvre d’art. » J’écris ce livre parce qu’il y a un mensonge que je veux dénoncer, un fait sur lequel je veux attirer l’attention et mon souci premier est de me faire entendre. Mais il me serait impossible d’écrire un livre, voire un article de revue de quelque importance, si cela ne représentait pas aussi pour moi une expérience esthétique. Quiconque prendra la peine de se pencher sur ma production conviendra que, même dans les cas où il s’agit de propagande caractérisée, on y trouve nombre d’éléments qu’un politicien professionnel jugerait parfaitement superfétatoires. Je ne peux ni ne veux sacrifier la vision du monde que j’ai acquise dans mon enfance. Tant que je demeurerai en vie, je resterai attentif aux problèmes stylistiques de la prose, je persisterai à aimer la surface de la terre et je conserverai mon attachement aux simples objets matériels et aux connaissances inutiles. Il serait vain de chercher à abolir cette part de moi-même. Il s’agit de concilier les goûts et les dégoûts définitivement enracinés en moi avec les activités essentiellement publiques, non individuelles, que l’époque impose à chacun d’entre nous.
Ce n’est pas facile. Cela pose des problèmes de construction et de langage, et cela pose aussi sous un jour nouveau le problème de la vérité. Un simple exemple, assez grossier, vous donnera une idée de la difficulté qui se présente. Mon livre sur la guerre civile espagnole, Homage to Catalonia [6], est, cela va de soi, un livre ouvertement politique. Dans l’ensemble, il a cependant été écrit avec un certain recul, un certain souci de la forme. J’ai vraiment fait de mon mieux pour dire la vérité pleine et entière sans rien abdiquer de mes instincts littéraires. Mais l’ouvrage contient notamment un long chapitre truffé d’extraits de presse et autres documents du même ordre, écrit pour défendre les trotskistes accusés de collusion avec Franco [7]. De toute évidence, un tel chapitre, qui au bout d’un an ou deux perd nécessairement tout intérêt pour le lecteur moyen, est de nature à compromettre la qualité du livre. Un critique, que par ailleurs je respecte, m’a dûment sermonné à ce sujet. « Pourquoi, m’a-t-il dit, avoir rajouté tout ce fatras ? Vous avez transformé ce qui aurait pu être un bon livre en banal travail journalistique. » Il avait raison, mais je ne pouvais pas faire autrement.
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