Le directeur de la prison, qui se tenait à quelque distance de notre groupe, enfonçait rêveusement sa canne dans le gravier. Au son du clairon, il leva la tête. C’était un médecin militaire, avec une moustache grise taillée en brosse et une voix enrouée.
« Pour l’amour du ciel, Francis, dépêche-toi, fit-il d’un ton irrité. Cet homme devrait déjà être mort. Vous n’êtes pas encore prêts ?»
Francis, le gardien-chef, un gros Dravidien vêtu d’un costume de coutil blanc et arborant des lunettes cerclées d’or, agita une main noire :
« Oui, Monsieur le Directeur, oui, oui. Tout est parfaitement en ordre. Le bourreau attend. Nous pouvons y aller. »
« Bien. Alors, en marche. Les prisonniers ne peuvent avoir leur petit déjeuner tant que ce travail n’est pas terminé. »
Nous nous mîmes en marche en direction de l’échafaud. Deux gardiens encadraient le prisonnier, le fusil à l’épaule. Deux autres le suivaient de près, le tenant par le bras et par l’épaule, comme pour le pousser et le soutenir en même temps. Nous fermions la marche, avec les magistrats et autres officiels. Tout à coup, alors que nous venions de parcourir une dizaine de mètres, le cortège s’immobilisa sans qu’aucun ordre ne fût donné. Une chose effroyable venait de se produire : un chien, sorti on ne sait d’où, était entré dans la cour. Il nous rejoignit, avec force aboiements, et se mit à sauter autour de nous en s’ébrouant, fou de joie de trouver une telle quantité d’êtres humains réunis. C’était un grand chien couvert de poils, sorte de croisement d’airedale et de pariah. Il continua quelques instants à bondir autour de nous et soudain, avant que personne n’ait pu faire un geste pour l’en empêcher, il se jeta sur le prisonnier et se mit à faire des bonds pour lui lécher le visage. Tout le monde demeura là, ahuri, trop abasourdi pour songer à écarter le chien.
« Qui a laissé entrer ce satané animal ? lança le directeur furieux. Qu’on l’attrape, enfin !»
Un gardien se détacha de l’escorte et courut pesamment après le chien. Mais celui-ci continuait à sauter et à gambader hors de sa portée, s’imaginant que c’était le jeu qui continuait. Un jeune gardien eurasien ramassa une poignée de gravier et la lança en direction du chien, mais celui-ci l’esquiva et reprit son manège. Ses jappements résonnaient dans toute la cour, répercutés par les murs de la prison. Le prisonnier, toujours solidement tenu par les deux gardes, contemplait tout ceci avec indifférence, comme s’il s’était agi d’une formalité préalable à l’exécution. Il fallut plusieurs minutes pour que quelqu’un parvienne à attraper le chien. On passa mon mouchoir dans son collier et nous nous remîmes en marche avec le chien qui tirait sur sa laisse improvisée en gémissant.
Une quarantaine de mètres nous séparaient encore de l’échafaud. Je contemplai le dos nu et sombre du prisonnier qui marchait devant moi. Malgré les liens qui le gênaient, il marchait d’un pas soutenu, avec cette allure dansante que donne aux Indiens leur manière de fléchir les genoux. À chaque pas, ses muscles jouaient avec précision, la boucle de cheveux sautillait sur son crâne, ses pieds laissaient leur empreinte dans le gravier humide. À un moment, malgré les deux hommes qui le tenaient par les épaules, il fit un léger pas de côté pour éviter une flaque d’eau.
Jusque-là, je n’avais bizarrement jamais réalisé tout ce que signifie l’exécution d’un homme conscient et en parfaite santé.
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