Je me trouvais savoir ce que fort peu de gens en Angleterre avaient eu la possibilité de savoir : je savais que des innocents étaient accusés à tort. Si je n’avais été indigné par une telle injustice, jamais je n’aurais écrit ce livre.

Ce problème se pose à chaque instant sous une forme ou sous une autre. Quant au problème du langage, il est plus délicat à cerner et nécessiterait un trop long examen. Je dirai simplement que, ces dernières années, je me suis efforcé, dans mon écriture, de bannir le pittoresque au profit de l’exactitude. En tout cas, j’estime que, dès lors que l’on a réussi à mettre au point une certaine manière d’écrire, celle-ci commence à devenir une gêne. Animal Farm [8] est le premier livre où je me sois, en pleine connaissance de cause, efforcé de fondre en un même projet l’art et la politique. Cela fait maintenant sept ans que je n’ai pas écrit de roman, mais j’espère en écrire un dans un proche avenir. Ce sera nécessairement un ratage – tout livre est un ratage – mais je vois assez bien le genre de livre que j’ai envie d’écrire.

Relisant ce qui précède, je m’aperçois que j’ai pu donner l’impression d’être un écrivain exclusivement gouverné par son « engagement ». Je ne veux pas laisser le lecteur sur une telle impression. Tous les écrivains sont imbus d’eux-mêmes, égoïstes et paresseux, et au plus profond de leurs motivations se cache un mystère. Écrire un livre est un combat effroyable et éreintant, une sorte de lutte contre un mal qui vous ronge. Nul ne se lancerait dans pareille entreprise s’il n’y était poussé par quelque démon auquel il ne peut résister, et qu’il ne peut davantage comprendre. Car ce démon se confond, bien entendu, avec l’instinct qui pousse le petit enfant à brailler pour que l’on s’occupe de lui. Et à côté de cela, il est aussi vrai que l’on ne peut rien écrire de lisible sans s’efforcer constamment d’effacer sa propre personnalité. La bonne prose est comme une vitre transparente. Je ne peux dire avec certitude quelles sont mes plus fortes motivations, mais je sais lesquelles méritent de m’inspirer. Et lorsque je considère mon travail, je constate que c’est toujours là où je n’avais pas de visée politique que j’ai écrit des livres sans vie, que je me suis laissé prendre au piège des morceaux de bravoure littéraire, des phrases creuses, des adjectifs décoratifs, de l’esbroufe pour tout dire.

(1946)

Une pendaison

C’était en Birmanie, par une pluvieuse matinée du début de la mousson. Une lumière maladive, couleur de papier d’argent jauni, rasait le sommet des hauts murs pour tomber dans la cour de la prison. Nous nous trouvions devant les cellules des condamnés à mort – un alignement de cases fermées par une double rangée de barreaux et rappelant d’étroites cages pour animaux. Chacune de ces cellules mesurait environ trois mètres sur trois et ne contenait rien d’autre qu’un lit de planches et une cruche d’eau potable. Dans certaines, on apercevait des hommes à la peau brune accroupis, en silence, juste derrière les barreaux intérieurs, drapés dans leur couverture. C’étaient des condamnés à mort qui devaient être pendus d’ici une semaine ou deux.

On avait extrait un des prisonniers de sa cellule. C’était un hindou, un petit être rabougri au crâne rasé, aux yeux vagues et glauques. Il avait une moustache épaisse et hirsute, bizarrement disproportionnée par rapport à son corps, une moustache comme en portent les acteurs comiques au cinéma. Six gardiens indiens de haute taille le surveillaient et le préparaient pour l’exécution. Deux d’entre eux se tenaient un peu à l’écart, munis de fusils baïonnette au canon. Les autres lui passaient les menottes, qu’ils reliaient par une chaîne à leur ceinture, et lui ligotaient étroitement les bras au corps. Ils se tenaient très près du condamné, portant sur lui des mains attentives et caressantes, comme pour s’assurer qu’il était toujours là. On aurait dit des pêcheurs autour d’un poisson qui, encore vivant, risque de leur échapper en ressautant à l’eau. Mais le condamné n’offrait aucune résistance, abandonnant ses bras aux liens comme s’il remarquait à peine ce qui lui arrivait.

Huit heures sonnèrent et, depuis une caserne lointaine, un clairon retentit, grêle et désolé, dans l’air humide.