Il sortit de dessous l’échafaud et prit une grande respiration. L’expression maussade avait brusquement disparu de son visage. Il jeta un coup d’oeil à sa montre-bracelet. « Huit heures huit. Eh bien, c’est tout pour ce matin, Dieu merci. »
Les gardiens retirèrent les baïonnettes de leurs fusils et s’en allèrent. Le chien, assagi et conscient de s’être mal comporté, les suivit furtivement. Nous quittâmes les lieux et passâmes devant les cellules des condamnés à mort pour regagner la grande cour centrale de la prison. Les prisonniers, sous la surveillance de gardiens armés de gourdins, étaient déjà en rang pour le petit déjeuner. Une petite gamelle à la main, ils étaient accroupis en deux longues files entre lesquelles les gardiens circulaient avec des seaux en distribuant du riz ; tout cela formait un charmant petit tableau, intime et guilleret après la scène de la pendaison. Nous éprouvions tous un immense soulagement maintenant que la besogne était terminée. On se sentait comme une envie de chanter, de courir, d’éclater de rire. Soudain, chacun se mit à bavarder gaiement.
Le jeune Eurasien qui marchait à côté de moi fit un signe de tête vers le lieu que nous quittions et remarqua avec un sourire entendu : « Vous savez, Monsieur, notre ami (il voulait parler du mort), quand il a su que son pourvoi était rejeté, il en a pissé sur le sol de sa cellule. La peur. Ayez l’obligeance d’accepter une de mes cigarettes, Monsieur. N’admirez-vous point mon nouvel étui en argent, Monsieur ? Acheté deux roupies, huit annas. Style européen, très chic. »
Plusieurs d’entre nous se mirent à rire, sans que personne ne sût très bien pourquoi.
Francis marchait aux côtés du directeur de la prison et parlait avec volubilité :
« Eh bien, Monsieur, tout s’est déroulé de la façon la plus satisfaisante. Tout s’est terminé – hop là ! – comme ça. Ce n’est pas toujours ainsi, ah, ça non ! J’ai connu des cas où le médecin a dû passer sous l’échafaud et tirer sur les jambes du prisonnier pour s’assurer du décès. C’est extrêmement désagréable !»
« Il gigotait, hein ? C’est mauvais, ça », remarqua le directeur.
« Ah, Monsieur, c’est encore pire lorsqu’ils se montrent soudain récalcitrants ! Je me souviens d’un homme qui s’est agrippé aux barreaux de sa cellule quand nous sommes allés le chercher. Vous n’allez pas me croire, Monsieur, mais il nous a fallu six gardiens pour lui faire lâcher prise, trois par jambe. Nous avons essayé de lui faire entendre raison : “Mon garçon, lui avons-nous dit, pense un peu à toute la peine et aux tracas que tu nous causes !” Mais non, il ne voulait rien entendre ! Ah, il était fort contrariant !»
Je m’aperçus que je riais presque aux éclats. Tout le monde riait. Même le directeur fit l’effort d’un sourire condescendant. « Vous feriez bien de venir boire quelque chose, dit-il d’un ton presque cordial. J’ai une bouteille de whisky dans la voiture. Cela nous fera du bien. »
Nous franchîmes les grandes portes de la prison pour nous retrouver dans la rue. « Le tirer par les jambes !» s’exclama soudain un magistrat birman avant de partir d’un grand rire. Tout le monde se remit à rire. En cet instant, l’anecdote de Francis nous semblait d’une drôlerie extraordinaire. Nous bûmes du whisky tous ensemble, indigènes et Européens, le plus amicalement du monde.
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