Cent mètres nous séparaient du mort.
(1931)
Comment j’ai tué un éléphant
À Moulmein, dans le sud de la Birmanie, bien des gens me détestaient – c’est l’unique période de ma vie où j’ai été suffisamment important pour susciter un tel sentiment. J’occupais alors un poste de fonctionnaire subalterne dans la police de cette ville où existait un violent sentiment anti-européen, qui se manifestait de manière mesquine et aveugle. Personne n’avait le courage de déclencher une émeute, mais si une Européenne s’aventurait seule au bazar, il y avait toutes les chances pour que quelqu’un lui souillât sa robe d’un jet de salive mêlée de bétel. Ma qualité d’officier de police faisait de moi une cible privilégiée et l’on ne ratait pas une occasion de m’asticoter quand cela pouvait se faire sans danger. Si, sur le terrain de football, un agile Birman me faisait tomber d’un traître croc-en-jambe et que l’arbitre, birman lui aussi, feignait de n’avoir rien vu, c’était dans la foule des spectateurs un déchaînement de rires hideux. Et cela se produisit à maintes et maintes reprises. Les faces jaunes et ricanantes que je croisais partout, les insultes qu’on me lançait à distance respectueuse finirent par me porter horriblement sur les nerfs. Les jeunes prêtres bouddhistes étaient les pires de tous. La ville en comptait plusieurs milliers, qui semblaient n’avoir rien d’autre à faire de leur temps qu’à se poster au coin d’une rue pour se gausser des Européens.
Tout cela me laissait perplexe et désemparé. À cette époque, j’avais déjà compris une fois pour toutes que l’impérialisme était un mal en soi et que, plus tôt j’aurais abandonné ce sale travail, mieux cela vaudrait. Sur le plan des principes – et, bien sûr, sans faire état de mes opinions – j’étais de tout coeur avec les Birmans, contre leurs oppresseurs anglais. Quant au travail que je faisais, je le détestais avec une violence dont les mots peuvent difficilement rendre compte. Car c’est le genre de tâche qui vous donne l’occasion de voir de très près la sale besogne qu’est celle de l’empire. Les misérables détenus accroupis dans les cages nauséabondes des prisons, les visages gris et défaits des hommes condamnés à de longues peines, les cicatrices sur les fesses de ceux qui avaient été battus à coup de tiges de bambou – tout cela me communiquait un insupportable sentiment de honte. Mais je manquais totalement du recul nécessaire pour mettre les choses en perspective. J’étais jeune, victime d’une mauvaise éducation, et devais répondre aux questions que je me posais dans l’atmosphère de silence absolu imposée à tout Anglais vivant en Orient. Je ne savais même pas que l’empire britannique était moribond et me doutais encore moins qu’il était de loin préférable aux empires plus jeunes qui allaient prendre la relève. Tout ce que je savais, c’est que j’étais pris entre ma haine pour l’empire que je servais et ma fureur contre les petites brutes vicieuses qui faisaient tout pour rendre ma tâche impossible. Une moitié de mon esprit voyait dans la souveraineté britannique une tyrannie inébranlable s’imposant, in saecula saeculorum, à la volonté de populations passives, et l’autre moitié me soufflait que la plus grande volupté existant au monde consisterait à enfoncer la pointe d’une baïonnette dans les tripes d’un moine bouddhiste. De tels sentiments sont le produit tout à fait inévitable de l’impérialisme : pour vous en convaincre, interrogez – hors de ses heures de service – n’importe quel fonctionnaire anglais en poste aux Indes.
Un jour, se produisit un événement qui contribua à me dessiller les yeux. Cet incident, mineur en apparence, m’ouvrit des horizons jusqu’alors insoupçonnés sur la véritable nature de l’impérialisme et les véritables mobiles auxquels obéissent les gouvernements despotiques. Un matin, de bonne heure, le sous-commissaire d’un poste de police situé à l’autre bout de la ville m’appela au téléphone pour me dire qu’un éléphant était en train de dévaster un bazar. Pouvais-je me déplacer jusque-là pour intervenir ? J’ignorais en quoi je pouvais être utile en la circonstance, mais j’avais envie de voir ce qui se passait au juste. J’enfourchai donc un poney et me mis en route, après m’être muni de ma carabine, une vieille Winchester 44 – une arme bien incapable de tuer un éléphant, mais peut-être susceptible de l’effrayer par son bruit. En chemin, plusieurs Birmans m’arrêtèrent pour me parler de cet éléphant. Ce n’était pas, évidemment, un éléphant sauvage, mais un éléphant domestiqué qui avait été pris d’une crise de folie. On l’avait enchaîné, comme on le fait toujours avec les éléphants quand on sent qu’une pareille crise les guette, mais dans la nuit il avait brisé ses chaînes et s’était enfui. Son mahout, la seule personne capable de le ramener à la raison, s’était lancé à sa poursuite, mais en prenant la mauvaise direction, si bien qu’il se trouvait à présent à douze heures de marche de la ville. Dans la matinée, l’éléphant était soudainement réapparu. Les Birmans ne pouvaient, faute d’armes, faire face à la situation.
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