Il
s’arrêta pour dire bonjour à ma mère, et
lui dit qu’il allait à Lowestoft voir des amis qui y
faisaient une partie avec leur yacht, puis il ajouta gaiement qu’il
était tout prêt à me prendre en croupe si cela
m’amusait.
Le temps était si pur et si doux, et le
cheval avait l’air si disposé à partir, il
caracolait si gaiement devant la grille, que j’avais grande
envie d’être de la partie. Ma mère me dit de
monter chez Peggotty pour m’habiller, tandis que M. Murdstone
allait m’attendre. Il descendit de cheval, passa son bras dans
les rênes, et se mit à longer doucement la baie
d’aubépine qui le séparait seule de ma mère.
Peggotty et moi nous les regardions par la petite fenêtre de ma
chambre ; ils se penchèrent tous deux pour examiner de
plus près l’aubépine, et Peggotty passa tout d’un
coup, à cette vue, de l’humeur la plus douce à
une étrange brusquerie, si bien qu’elle me brossait les
cheveux à rebours, de toute sa force.
Nous partîmes enfin, M. Murdstone et
moi, et nous suivîmes le sentier verdoyant, au petit trot. Il
avait un bras passé autour de moi, et je ne sais pourquoi, moi
qui en général n’étais pas d’une
nature inquiète, j’avais sans cesse envie de me
retourner pour le voir en face. Il avait de ces yeux noirs ternes et
creux (je ne trouve pas d’autre expression pour peindre des
yeux qui n’ont pas de profondeur où l’on puisse
plonger son regard), de ces yeux qui semblent parfois se perdre dans
l’espace et vous regarder en louchant. Souvent quand je
l’observais, je rencontrais ce regard avec terreur, et je me
demandais à quoi il pouvait penser d’un air si grave.
Ses cheveux étaient encore plus noirs et plus épais que
je ne me l’étais figuré. Le bas de son visage
était parfaitement carré, et son menton tout couvert de
petits points noirs après qu’il s’était
rasé chaque matin lui donnait une ressemblance frappante avec
les figures de cire qu’on avait montrées dans notre
voisinage quelques mois auparavant. Tout cela joint à des
sourcils très réguliers, à un beau teint brun
(au diable son souvenir et son teint !), me disposait, malgré
mes pressentiments, à le trouver un très bel homme. Je
ne doute pas que ma pauvre mère ne fût du même
avis.
Nous arrivâmes à un hôtel sur
la plage : dans le salon se trouvaient deux messieurs qui
fumaient ; ils étaient vêtus de jaquettes peu
élégantes, et s’étaient étendus
tout de leur long sur quatre ou cinq chaises. Dans un coin, il y
avait un gros paquet de manteaux et une banderole pour un bateau.
Ils se dressèrent à notre arrivée
sur leurs pieds, avec un sans-façon qui me frappa, en
s’écriant :
« Allons donc, Murdstone ! nous
vous croyions mort et enterré.
– Pas encore ! dit M. Murdstone.
– Et qui est ce jeune homme ? dit
un des messieurs en s’emparant de moi.
– C’est Davy, répondit
M. Murdstone.
– Davy qui ? demanda le monsieur,
David Jones ?
– Davy Copperfield,
dit M. Murdstone.
– Comment ! C’est le boulet
de la séduisante mistress Copperfield, de la jolie petite
veuve ?
– Quinion, dit M. Murdstone,
prenez garde à ce que vous dites : on est malin.
– Et où est cet on ? »
demanda le monsieur en riant.
Je levai vivement la tête ; j’avais
envie de savoir de qui il était question.
« Rien, c’est Brooks de
Sheffield », dit M. Murdstone.
Je fus charmé d’apprendre que ce
n’était que Brooks de Sheffield ; j’avais cru
d’abord que c’était de moi qu’il s’agissait.
Évidemment c’était un drôle
d’individu que ce M. Brooks de Sheffield, car, à ce
nom, les deux messieurs se mirent à rire de tout leur cœur,
et M. Murdstone en fit autant. Au bout d’un moment, celui
qu’il avait appelé Quinion se mit à dire :
« Et que pense Brooks de Sheffield de
l’affaire en question ?
– Je ne crois pas qu’il soit
encore bien au courant, dit M. Murdstone, mais je doute qu’il
approuve. »
Ici de nouveaux éclats de rire ;
M. Quinion annonça qu’il allait demander une
bouteille de sherry pour boire à la santé de Brooks. On
apporta le vin demandé, M. Quinion en versa un peu dans
mon verre, et m’ayant donné un biscuit, il me fit lever
et proposer un toast « À la confusion de Brooks de
Sheffield ! » Le toast fut reçu avec de grands
applaudissements, et de tels rires que je me mis à rire aussi,
ce qui fit encore plus rire les autres. Enfin l’amusement fut
grand pour tous.
Après nous être promenés sur
les falaises, nous allâmes nous asseoir sur l’herbe ;
on s’amusa à regarder à travers une lunette
d’approche : je ne voyais absolument rien quand on
l’approchait de mon œil, tout en disant que je voyais
bien, puis on revint à l’hôtel pour dîner.
Pendant tout le temps de la promenade, les deux amis de M. Murdstone
fumèrent sans interruption. Du reste, à en juger par
l’odeur de leurs habits, il est évident qu’ils
n’avaient pas fait autre chose depuis que ces habits étaient
sortis des mains du tailleur. Il ne faut pas oublier de dire que nous
allâmes rendre visite au yacht. Ces trois messieurs
descendirent dans la cabine et se mirent à examiner des
papiers ; je les voyais parfaitement du pont où j’étais.
J’avais pour me tenir compagnie un homme charmant, qui avait
une masse de cheveux roux, avec un tout petit chapeau verni ;
sur sa jaquette rayée, il y avait écrit « l’Alouette »
en grosses lettres. Je me figurais que c’était son nom,
et qu’il le portait inscrit sur sa poitrine, parce que,
demeurant à bord d’un vaisseau, il n’avait pas de
porte cochère à son hôtel, où il pût
le mettre, mais quand je l’appelai M. l’Alouette, il
me dit que c’était le nom de son bâtiment.
J’avais remarqué pendant tout le jour
que M. Murdstone était plus grave et plus silencieux que
ses deux amis, qui paraissaient gais et insouciants et plaisantaient
librement ensemble, mais rarement avec lui. Je crus voir qu’il
était plus spirituel et plus réservé qu’eux,
et qu’il leur inspirait comme à moi une espèce de
terreur. Une ou deux fois je m’aperçus que M. Quinion,
tout en causant, le regardait du coin de l’œil, comme
pour s’assurer que ce qu’il disait ne lui avait pas
déplu ; à un autre moment il poussa le pied de
M. Passnidge, qui était fort animé, et lui fit
signe de jeter un regard sur M. Murdstone, assis dans un coin et
gardant le plus profond silence. Je crois me rappeler que
M. Murdstone ne rit pas une seule fois ce jour-là,
excepté à l’occasion du toast porté à
Brooks de Sheffield. Il est vrai que c’était une
plaisanterie de son invention.
Nous revînmes de bonne heure à la
maison. La soirée était magnifique ; ma mère
se promena avec M. Murdstone le long de la haie d’épines,
pendant que j’allais prendre mon thé. Quand il fut
parti, ma mère me fit raconter toute notre journée, et
me demanda tout ce qu’on avait dit ou fait. Je lui rapportai ce
qu’on avait dit sur son compte ; elle se mit à
rire, en répétant que ces messieurs étaient des
impertinents qui se moquaient d’elle, mais je vis bien que cela
lui faisait plaisir. Je le devinais alors aussi bien que je le sais
maintenant. Je saisis cette occasion de lui demander si elle
connaissait M. Brooks de Sheffield ; elle me répondit
que non, mais que probablement c’était quelque fabricant
de coutellerie.
Est-il possible, au moment où le visage de
ma mère paraît devant moi, aussi distinctement que celui
d’une personne que je reconnaîtrais dans une rue pleine
de monde, que ce visage n’existe plus ? Je sais qu’il
a changé, je sais qu’il n’est plus ; mais en
parlant de sa beauté innocente et enfantine, puis-je croire
qu’elle a disparu et qu’elle n’est plus, tandis que
je sens près de moi sa douce respiration, comme je la sentais
ce soir-là ? Est-il possible que ma mère ait
changé, lorsque mon souvenir me la rappelle toujours ainsi ;
lorsque mon cœur fidèle aux affections de sa jeunesse,
retient encore présent dans sa mémoire ce qu’il
chérissait alors.
Pendant que je parle de ma mère, je la vois
belle comme elle était le soir où nous eûmes
cette conversation, lorsqu’elle vint me dire bonsoir. Elle se
mit gaiement à genoux près de mon lit, et me dit, en
appuyant son menton sur ses mains :
« Qu’est-ce qu’ils ont donc
dit, Davy ? répète-le moi, je ne peux pas le
croire.
– La séduisante... »
commençai-je à dire.
Ma mère mit sa main sur mes lèvres
pour m’arrêter.
« Mais non, ce n’était pas
séduisante, dit-elle en riant, ce ne pouvait pas être
séduisante, Davy. Je sais bien que non.
– Mais si ! la séduisante
Mme Copperfield, répétai-je avec vigueur, et
aussi « la jolie ».
– Non, non, ce n’était pas
la jolie, pas la jolie, repartit ma mère en plaçant de
nouveau les doigts sur mes lèvres.
– Oui, oui, la jolie petite veuve.
– Quels fous ! quels
impertinents ! cria ma mère en riant et en se cachant le
visage. Quels hommes absurdes ! N’est-ce pas ? mon
petit Davy ?
– Mais, maman...
– Ne le dis pas à Peggotty ;
elle se fâcherait contre eux. Moi, je suis extrêmement
fâchée contre eux, mais j’aime mieux que Peggotty
ne le sache pas. »
Je promis, bien entendu.
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