Ma mère m’embrassa
encore je ne sais combien de fois ; et je dormis bientôt
profondément.
Il me semble, à la distance qui m’en
sépare, que ce fut le lendemain que Peggotty me fit l’étrange
et aventureuse proposition que je vais rapporter ; mais il est
probable que ce fût deux mois après.
Nous étions un soir ensemble comme par le
passé (ma mère était sortie selon sa coutume),
nous étions ensemble, Peggotty et moi, en compagnie du bas, du
petit mètre, du morceau de cire, de la boîte avec saint
Paul sur le couvercle, et du livre des crocodiles, quand Peggotty
après m’avoir regardé plusieurs fois, et après
avoir ouvert la bouche comme si elle allait parler, sans toutefois
prononcer un seul mot, ce qui m’aurait fort effrayé, si
je n’avais cru qu’elle bâillait tout simplement, me
dit enfin d’un ton câlin :
« Monsieur Davy, aimeriez-vous à
venir avec moi passer quinze jours chez mon frère, à
Portsmouth ? Cela ne vous amuserait-il pas ?
– Votre frère est-il agréable,
Peggotty ? demandai-je par précaution.
– Ah ! je crois bien qu’il
est agréable ! s’écria Peggotty en levant
les bras au ciel. Et puis il y a la mer, et les barques, et les
vaisseaux, et les pêcheurs, et la plage, et Am, qui jouera avec
vous. »
Peggotty voulait parler de son neveu Ham, que nous
avons déjà vu dans le premier chapitre, mais en
supprimant l’H de son nom, elle en faisait une conjugaison de
la grammaire anglaise1.
Ce programme de divertissement m’enchanta,
et je répondis que cela m’amuserait parfaitement :
mais qu’en dirait ma mère ?
– Eh bien ! je parierais une
guinée, dit Peggotty en me regardant attentivement, qu’elle
nous laissera aller. Je le lui demanderai dès qu’elle
rentrera, si vous voulez. Qu’en dites-vous ?
– Mais, qu’est-ce qu’elle
fera pendant que nous serons partis ? dis-je en appuyant mes
petits coudes sur la table, comme pour donner plus de force à
ma question. Elle ne peut pas rester toute seule. »
Le trou que Peggotty se mit tout d’un coup à
chercher dans le talon du bas qu’elle raccommodait devait être
si petit, que je crois bien qu’il ne valait pas la peine d’être
raccommodé.
« Mais, Peggotty, je vous dis qu’elle
ne peut pas rester toute seule.
– Que le bon Dieu vous bénisse !
dit enfin Peggotty en levant les yeux sur moi : ne le savez-vous
pas ? Elle va passer quinze jours chez mistress Grayper, et
mistress Grayper va avoir beaucoup de monde. »
Puisqu’il en était ainsi, j’étais
tout prêt à partir. J’attendais avec la plus vive
impatience que ma mère revint de chez mistress Grayper (car
elle était chez elle ce soir-là) pour voir si on nous
permettrait de mettre à exécution ce beau projet. Ma
mère fut beaucoup moins surprise que je ne m’y
attendais, et donna immédiatement son consentement ; tout
fut arrangé le soir même, et on convint de ce qu’on
payerait pendant ma visite pour mon logement et ma nourriture.
Le jour de notre départ arriva bientôt.
On l’avait choisi si rapproché qu’il arriva
bientôt, même pour moi qui attendais ce moment avec une
impatience fébrile, et qui redoutais presque de voir un
tremblement de terre, une éruption de volcan, ou quelque autre
grande convulsion de la nature, venir à la traverse de notre
excursion. Nous devions faire le voyage dans la carriole d’un
voiturier qui partait le matin après déjeuner. J’aurais
donné je ne sais quoi pour qu’on me permît de
m’habiller la veille au soir et de me coucher tout botté.
Je ne songe pas sans une profonde émotion,
bien que j’en parle d’un ton léger, à la
joie que j’éprouvais en quittant la maison où
j’avais été si heureux : je ne soupçonnais
guère tout ce que j’allais quitter pour toujours.
J’aime à me rappeler que lorsque la
carriole était devant la porte, et que ma mère
m’embrassait, je me mis à pleurer en songeant, avec une
tendresse reconnaissante, à elle et à ce lieu que je
n’avais encore jamais quitté. J’aime à me
rappeler que ma mère pleurait aussi, et que je sentais son
cœur battre contre le mien.
J’aime à me rappeler qu’au
moment où le voiturier se mettait en marche, ma mère
courut à la grille et lui cria de s’arrêter, parce
qu’elle voulait m’embrasser encore une fois. J’aime
à songer à la profonde tendresse avec laquelle elle me
serra de nouveau dans ses bras.
Elle restait debout, seule sur la route,
M. Murdstone s’approcha d’elle, et il me sembla
qu’il lui reprochait d’être trop émue. Je le
regardais à travers les barreaux de la carriole, tout en me
demandant de quoi il se mêlait. Peggotty qui se retournait
aussi de l’autre côté, avait l’air fort peu
satisfait, ce que je vis bien quand elle regarda de mon côté.
Pour moi, je restai longtemps occupé à
contempler Peggotty, tout en rêvant à une supposition
que je venais de faire : si Peggotty avait l’intention de
me perdre comme le petit Poucet dans les contes de fées, ne
pourrais-je pas toujours retrouver mon chemin à l’aide
des boutons et des agrafes qu’elle laisserait tomber en route ?
III
Un changement
Le cheval du voiturier était bien la plus
paresseuse bête qu’on puisse imaginer (du moins je
l’espère) ; il cheminait lentement, la tête
pendante, comme s’il se plaisait à faire attendre les
pratiques pour lesquelles il transportait des paquets. Je m’imaginais
même parfois qu’il éclatait de rire à cette
pensée, mais le voiturier m’assura que c’était
un accès de toux, parce qu’il était enrhumé.
Le voiturier avait, lui aussi, l’habitude de
se tenir la tête pendante, le corps penché en avant
tandis qu’il conduisait, en dormant à moitié, les
bras étendus sur ses genoux. Je dis tandis qu’il
conduisait, mais je crois que la carriole aurait aussi bien pu aller
à Yarmouth sans lui, car le cheval se conduisait tout seul ;
et quant à la conversation, l’homme n’en avait pas
d’autre que de siffler.
Peggotty avait sur ses genoux un panier de
provisions, qui aurait bien pu durer jusqu’à Londres, si
nous y avions été par le même moyen de transport.
Nous mangions et nous dormions alternativement. Peggotty s’endormait
régulièrement le menton appuyé sur l’anse
de son panier, et jamais, si je ne l’avais pas entendu de mes
deux oreilles, on ne m’aurait fait croire qu’une faible
femme pût ronfler avec tant d’énergie.
Nous fîmes tant de détours par une
foule de petits chemins, et nous passâmes tant de temps à
une auberge où il fallait déposer un bois de lit, et
dans bien d’autres endroits encore, que j’étais
très fatigué et bien content d’arriver enfin à
Yarmouth, que je trouvai bien spongieux et bien imbibé en
jetant les yeux sur la grande étendue d’eau qu’on
voyait le long de la rivière ; je ne pouvais pas non plus
m’empêcher d’être surpris qu’il y eût
une partie du monde si plate, quand mon livre de géographie
disait que la terre était ronde. Mais je réfléchis
que Yarmouth était probablement situé à un des
pôles, ce qui expliquait tout.
À mesure que nous approchions, je voyais
l’horizon s’étendre comme une ligne droite sous le
ciel : je dis à Peggotty qu’une petite colline
par-ci par-là ferait beaucoup mieux, et que, si la terre était
un peu plus séparée de la mer, et que la ville ne fût
pas ainsi trempée dans la marée montante, comme une
rôtie dans de l’eau panée, ce serait bien plus
joli. Mais Peggotty me répondit, avec plus d’autorité
qu’à l’ordinaire, qu’il fallait prendre les
choses comme elles sont, et que, pour sa part, elle était
fière d’appartenir à ce qu’on appelle les
Harengs de Yarmouth.
Quand nous fûmes au milieu de la rue (qui me
parut fort étrange) et que je sentis l’odeur du poisson,
de la poix, de l’étoupe et du goudron ; quand je
vis les matelots qui se promenaient, et les charrettes qui dansaient
sur les pavés, je compris que j’avais été
injuste envers une ville si commerçante ; je l’avouai
à Peggotty qui écoutait avec une grande complaisance
mes expressions de ravissement et qui me dit qu’il était
bien reconnu (je suppose que c’était une chose reconnue
par ceux qui ont la bonne fortune d’être des harengs de
naissance) qu’à tout prendre, Yarmouth était la
plus belle ville de l’univers.
« Voilà mon Am, s’écria
Peggotty ; comme il est grandi ! c’est à ne
pas le reconnaître. »
En effet, il nous attendait à la porte de
l’auberge ; il me demanda comment je me portais, comme à
une vieille connaissance. Au premier abord, il me semblait que je ne
le connaissais pas aussi bien qu’il paraissait me connaître,
attendu qu’il n’était jamais venu à la
maison depuis la nuit de ma naissance, ce qui naturellement lui
donnait de l’avantage sur moi. Mais notre intimité fit
de rapides progrès quand il me prit sur son dos pour
m’emporter chez lui. C’était un grand garçon
de six pieds de haut, fort et gros en proportion, aux épaules
rondes et robustes ; mais son visage avait une expression
enfantine, et ses cheveux blonds tout frisés lui donnaient
l’air d’un mouton. Il avait une jaquette de toile à
voiles, et un pantalon si roide qu’il se serait tenu tout aussi
droit quand même il n’y aurait pas eu de jambes dedans.
Quant à sa coiffure, on ne peut pas dire qu’il portât
un chapeau, c’était plutôt un toit de goudron sur
un vieux bâtiment.
Ham me portait sur son dos et tenait sous son bras
une petite caisse à nous : Peggotty en portait une autre.
Nous traversions des sentiers couverts de tas de copeaux et de
petites montagnes de sable ; nous passions à côté
de fabriques de gaz, de corderies, de chantiers de construction, de
chantiers de démolition, de chantiers de calfatage, d’ateliers
de gréement, de forges en mouvement, et d’une foule
d’établissements pareils ; enfin nous arrivâmes
en face de la grande étendue grise que j’avais déjà
vue de loin ; Ham me dit :
« Voilà notre maison, monsieur
Davy. »
Je regardai de tous côtés, aussi loin
que mes yeux pouvaient voir dans ce désert, sur la mer, sur la
rivière, mais sans découvrir la moindre maison. Il y
avait une barque noire, ou quelque autre espèce de vieux
bateau près de là, échoué sur le sable ;
un tuyau de tôle, qui remplaçait la cheminée,
fumait tout tranquillement, mais je n’apercevais rien autre
chose qui eût l’air d’une habitation.
« Ce n’est pas ça ?
dis-je, cette chose qui ressemble à un bateau ?
– C’est ça, monsieur
Davy », répliqua Ham.
Si c’eût été le palais
d’Aladin, l’œuf de roc et tout ça, je crois
que je n’aurais pas été plus charmé de
l’idée romanesque d’y demeurer. Il y avait dans le
flanc du bateau une charmante petite porte ; il y avait un
plafond et des petites fenêtres ; mais ce qui en faisait
le mérite, c’est que c’était un vrai bateau
qui avait certainement vogué sur la mer des centaines de
fois ; un bateau qui n’avait jamais été
destiné à servir de maison sur la terre ferme. C’est
là ce qui en faisait le charme à mes yeux. S’il
avait jamais été destiné à servir de
maison, je l’aurais peut-être trouvé petit pour
une maison, ou incommode, ou trop isolé ; mais du moment
que cela n’avait pas été construit dans ce but,
c’était une ravissante demeure.
À l’intérieur elle était
parfaitement propre, et aussi bien arrangée que possible. Il y
avait une table, une horloge de Hollande, une commode, et sur la
commode il y avait un plateau où l’on voyait une dame
armée d’un parasol, se promenant avec un enfant à
l’air martial qui jouait au cerceau. Une Bible retenait le
plateau et l’empêchait de glisser : s’il était
tombé, le plateau aurait écrasé dans sa chute
une quantité de tasses, de soucoupes et une théière
qui étaient rangées autour du livre. Sur les murs, il y
avait quelques gravures coloriées, encadrées et sous
verre, qui représentaient des sujets de l’Écriture.
Toutes les fois qu’il m’est arrivé depuis d’en
voir de semblables entre les mains de marchands ambulants, j’ai
revu immédiatement apparaître devant moi tout
l’intérieur de la maison du frère de Peggotty.
Les plus remarquables de ces tableaux, c’étaient Abraham
en rouge qui allait sacrifier Isaac en bleu, et Daniel en jaune, au
milieu d’une fosse remplie de lions verts. Sur le manteau de la
cheminée on voyait une peinture du lougre la Sarah-Jane,
construit à Sunderland, avec une vraie petite poupe en bois
qui y était adaptée ; c’était une
œuvre d’art, un chef-d’œuvre de menuiserie
que je considérais comme l’un des biens les plus
précieux que ce monde pût offrir.
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