vous n’avez pas besoin de vous
en aller, Barkis !... Trot, avez-vous acquis plus de confiance
en vous-même ?
– Je l’espère,
ma tante.
– Mais en êtes-vous
bien sûr ?
– Je le crois, ma tante.
– Alors, mon cher enfant,
me dit-elle en me regardant fixement, savez-vous pourquoi je tiens
tant à rester assise ce soir sur mes bagages ? »
Je secouai la tête comme un
homme qui jette sa langue aux chiens.
« Parce que c’est
tout ce qui me reste, dit ma tante ; parce que je suis ruinée,
mon enfant ! »
Si la maison était tombée
dans la rivière avec nous dedans, je crois que le coup n’eût
pas été, pour moi, plus violent.
« Dick le sait, dit ma
tante en me posant tranquillement la main sur l’épaule ;
je suis ruinée, mon cher Trot. Tout ce qui me reste dans le
monde est ici, excepté ma petite maison, que j’ai laissé
à Jeannette le soin de louer. Barkis, il faudrait un lit à
ce monsieur, pour la nuit. Afin d’éviter la dépense,
peut-être pourriez-vous arranger ici quelque chose pour moi,
n’importe quoi. C’est pour cette nuit seulement ;
nous parlerons de ceci plus au long. »
Je fus tiré de mon étonnement
et du chagrin que j’éprouvais pour elle... pour elle,
j’en suis certain, en la voyant tomber dans mes bras, s’écriant
qu’elle n’en était fâchée qu’à
cause de moi ; mais une minute lui suffit pour dompter son
émotion, et elle me dit d’un air plutôt triomphant
qu’abattu :
« Il faut supporter
bravement les revers, sans nous laisser effrayer, mon enfant ;
il faut soutenir son rôle jusqu’au bout, il faut braver
le malheur jusqu’à la fin, Trot. »
V
Abattement
Dès que j’eus retrouvé
ma présence d’esprit, qui m’avait complètement
abandonné au premier moment, sous le coup accablant que
m’avaient porté les nouvelles de ma tante, je proposai à
M. Dick de venir chez le marchand de chandelles, et de prendre
possession du lit que M. Peggotty avait récemment laissé
vacant. Le magasin de chandelles se trouvait dans le marché
d’Hungerford, qui ne ressemblait guère alors à ce
qu’il est maintenant, et il y avait devant la porte un portique
bas, composé de colonnes de bois, qui ne ressemblait pas mal à
celui qu’on voyait jadis sur le devant de la maison du petit
bonhomme avec sa petite bonne femme, dans les anciens baromètres.
Ce chef-d’œuvre d’architecture plut infiniment à
M. Dick, et l’honneur d’habiter au-dessus de la
colonnade l’eût consolé, je crois, de beaucoup de
désagréments ; mais comme il n’y avait
réellement d’autre objection au logement que je lui
proposais, que la variété des parfums dont j’ai
déjà parlé, et peut-être aussi le défaut
d’espace dans la chambre, il fut charmé de son
établissement. Mistress Crupp lui avait déclaré,
d’un air indigné, qu’il n’y avait pas
seulement la place de faire danser un chat, mais comme me disait très
justement M. Dick, en s’asseyant sur le pied du lit et en
caressant une de ses jambes : « Vous savez bien,
Trotwood, que je n’ai aucun besoin de faire danser un chat ;
je ne fais jamais danser de chat ; par conséquent,
qu’est-ce que cela me fait, à moi ? »
J’essayai de découvrir
si M. Dick avait quelque connaissance des causes de ce grand et
soudain changement dans l’état des affaires de ma
tante ; comme j’aurais pu m’y attendre, il n’en
savait rien du tout. Tout ce qu’il pouvait dire, c’est
que ma tante l’avait ainsi apostrophé l’avant-veille :
« Voyons, Dick, êtes-vous vraiment aussi philosophe
que je le crois ? » Oui, avait-il répondu, je
m’en flatte. Là-dessus, ma tante lui avait dit :
« Dick, je suis ruinée. » Alors, il
s’était écrié : « Oh !
vraiment ! » Puis ma tante lui avait donné de
grands éloges, ce qui lui avait fait beaucoup de plaisir. Et
ils étaient venus me retrouver, en mangeant des sandwiches et
en buvant du porter en route.
M. Dick avait l’air
tellement radieux sur le pied de son lit, en caressant sa jambe, et
en me disant tout cela, les yeux grands ouverts et avec un sourire de
surprise, que je regrette de dire que je m’impatientai, et que
je me laissai aller à lui expliquer qu’il ne savait
peut-être pas que le mot de ruine entraînait à sa
suite la détresse, le besoin, la faim ; mais je fus
bientôt cruellement puni de ma dureté, en voyant son
teint devenir pâle, son visage s’allonger tout à
coup, et des larmes couler sur ses joues, pendant qu’il jetait
sur moi un regard empreint d’un tel désespoir, qu’il
eût adouci un cœur infiniment plus dur que le mien. J’eus
beaucoup plus de peine à le remonter que je n’en avais
eu à l’abattre, et je compris bientôt ce que
j’aurais dû deviner dès le premier moment, à
savoir que, s’il avait montré d’abord tant de
confiance, c’est qu’il avait une foi inébranlable
dans la sagesse merveilleuse de ma tante, et dans les ressources
infinies de mes facultés intellectuelles ; car je crois
qu’il me regardait comme capable de lutter victorieusement
contre toutes les infortunes qui n’entraînaient pas la
mort.
« Que pouvons-nous faire,
Trotwood ? dit M. Dick. Il y a le mémoire...
– Certainement, il y a le
mémoire, dis-je ; mais pour le moment, la seule chose que
nous ayons à faire, M. Dick, est d’avoir l’air
serein, et de ne pas laisser voir à ma tante combien nous
sommes préoccupés de ses affaires. »
Il convint de cette vérité,
de l’air le plus convaincu, et me supplia, dans le cas où
je le verrais s’écarter d’un pas de la bonne voie,
de l’y ramener par un de ces moyens ingénieux que
j’avais toujours sous la main. Mais je regrette de dire que la
peur que je lui avais faite était apparemment trop forte pour
qu’il pût la cacher. Pendant toute la soirée, il
regardait sans cesse ma tante avec une expression de la plus pénible
inquiétude, comme s’il s’attendait à la
voir maigrir du coup sur place. Quand il s’en apercevait, il
faisait tous ses efforts pour ne pas bouger la tête, mais il
avait beau la tenir immobile et rouler les yeux comme une pagode en
plâtre, cela n’arrangeait pas du tout les choses. Je le
vis regarder, pendant le souper, le petit pain qui était sur
la table, comme s’il ne restait plus que cela, entre nous et la
famine. Lorsque ma tante insista pour qu’il mangeât comme
à l’ordinaire, je m’aperçus qu’il
mettait dans sa poche des morceaux de pain et de fromage, sans doute
pour se ménager, dans ces épargnes, le moyen de nous
rendre à l’existence quand nous serions exténués
par la faim.
Ma tante, au contraire, était
d’un calme qui pouvait nous servir de leçon à
tous, à moi tout le premier. Elle était très
aimable pour Peggotty, excepté quand je lui donnais ce nom par
mégarde, et elle avait l’air de se trouver parfaitement
à son aise, malgré sa répugnance bien connue
pour Londres. Elle devait prendre ma chambre, et moi coucher dans le
salon pour lui servir de garde du corps. Elle insistait beaucoup sur
l’avantage d’être si près de la rivière,
en cas d’incendie, et je crois qu’elle trouvait
véritablement quelque satisfaction dans cette circonstance
rassurante.
« Non, Trot, non, mon
enfant, dit ma tante quand elle me vit faire quelques préparatifs
pour composer son breuvage du soir.
– Vous ne voulez rien, ma
tante ?
– Pas de vin, mon enfant,
de l’ale.
– Mais j’ai du vin,
ma tante, et c’est toujours du vin que vous employez.
– Gardez votre vin pour le
cas où il y aurait quelqu’un de malade, me dit-elle ;
il ne faut pas le gaspiller, Trot. Donnez-moi de l’ale, une
demi-bouteille. »
Je crus que M. Dick allait
s’évanouir. Ma tante étant très décidée
dans son refus, je sortis pour aller chercher l’ale moi-même ;
comme il se faisait tard, Peggotty et M. Dick saisirent cette
occasion pour prendre ensemble le chemin du magasin de chandelles. Je
quittai le pauvre homme au coin de la rue, et il s’éloigna,
son grand cerf-volant sur le dos, portant dans ses traits la
véritable image de la misère humaine.
À mon retour, je trouvai ma
tante occupée à se promener de long en large dans la
chambre, ou plissant avec ses doigts les garnitures de son bonnet de
nuit. Je fis chauffer l’ale, et griller le pain d’après
les principes adoptés. Quand le breuvage fut prêt, ma
tante se trouva prête aussi, son bonnet de nuit sur la tête,
et la jupe de sa robe relevée sur ses genoux.
« Mon cher, me dit-elle,
après avoir avalé une cuillerée de liquide ;
c’est infiniment meilleur que le vin, et beaucoup moins
bilieux. »
Je suppose que je n’avais pas
l’air bien convaincu, car elle ajouta :
« Ta... ta... ta... mon
garçon, s’il ne nous arrive rien de pis que de boire de
l’ale, nous n’aurons pas à nous plaindre.
– Je vous assure, ma
tante, lui dis-je, que s’il ne s’agissait que de moi, je
serais loin de dire le contraire.
– Eh bien ! alors,
pourquoi n’est-ce pas votre avis ?
– Parce que vous et moi,
ce n’est pas la même chose, repartis-je.
– Allons donc, Trot,
quelle folie ! » répliqua-t-elle.
Ma tante continua avec une
satisfaction tranquille, qui ne laissait percer aucune affectation,
je vous assure, à boire son ale chaude, par petites
cuillerées, en y trempant ses rôties.
« Trot, dit-elle, je
n’aime pas beaucoup les nouveaux visages, en général ;
mais votre Barkis ne me déplaît pas, savez-vous ?
– On m’aurait donné
deux mille francs, ma tante, qu’on ne m’aurait pas fait
tant de plaisir ; je suis heureux de vous voir l’apprécier.
– C’est un monde
bien extraordinaire que celui où nous vivons, reprit ma tante
en se frottant le nez ; je ne puis m’expliquer où
cette femme est allée chercher un nom pareil.
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