Je vous demande
un peu, s’il n’était pas cent fois plus facile de
naître une Jakson, ou une Robertson, ou n’importe quoi du
même genre.
– Peut-être est-elle
de votre avis, ma tante ; mais enfin ce n’est pas sa
faute.
– Je pense que non,
repartit ma tante, un peu contrariée d’être
obligée d’en convenir ; mais ce n’en est pas
moins désespérant. Enfin, à présent elle
s’appelle Barkis, c’est une consolation. Barkis vous aime
de tout son cœur, Trot.
– Il n’y a rien au
monde qu’elle ne fût prête à faire pour m’en
donner la preuve.
– Rien, c’est vrai,
je le crois, dit ma tante ; croiriez-vous que la pauvre folle
était là, tout à l’heure, à me
demander, à mains jointes, d’accepter une partie de son
argent, parce qu’elle en a trop ? Voyez un peu
l’idiote ! »
Des larmes de plaisir coulaient des
yeux de ma tante presque dans son ale.
– Je n’ai jamais vu
personne de si ridicule, ajouta-t-elle. J’ai deviné dès
le premier moment, quand elle était auprès de votre
pauvre petite mère, chère enfant ! que ce devait
être la plus ridicule créature qu’on puisse voir ;
mais il y a du bon chez elle. »
Ma tante fit semblant de rire, et
profita de cette occasion pour porter la main à ses yeux ;
puis elle reprit sa rôtie et son discours tout ensemble :
« Ah ! miséricorde !
dit ma tante en soupirant ; je sais tout ce qui s’est
passé, Trot. J’ai eu une grande conversation avec Barkis
pendant que vous étiez sorti avec Dick. Je sais tout ce qui
s’est passé. Pour mon compte, je ne comprends pas ce que
ces misérables filles ont dans la tête ; je me
demande comment elles ne vont pas plutôt se la casser contre...
contre une cheminée ! dit ma tante, en regardant la
mienne, qui lui suggéra probablement cette idée.
– Pauvre Émilie !
dis-je.
– Oh ! ne l’appelez
pas pauvre Émilie, dit ma tante ; elle aurait dû
penser à cela avant de causer tant de chagrins. Embrassez-moi,
Trot ; je suis fâchée de ce que vous faites, si
jeune, la triste expérience de la vie. »
Au moment où je me penchais
vers elle, elle posa son verre sur mes genoux, pour me retenir, et me
dit :
« Oh ! Trot !
Trot ! vous vous figurez donc que vous êtes amoureux,
n’est-ce pas ?
– Comment ! je me
figure, ma tante ! m’écriai-je en rougissant. Je
l’adore de toute mon âme.
– Dora ? vraiment !
répliqua ma tante. Et je suis sûre que vous trouvez
cette petite créature très séduisante ?
– Ma chère tante,
répliquai-je, personne ne peut se faire une idée de ce
qu’elle est.
– Ah ! et elle n’est
pas trop niaise ? dit ma tante.
– Niaise, ma tante ! »
Je crois sérieusement qu’il
ne m’était jamais entré dans la tête de
demander si elle l’était, ou non. Cette supposition
m’offensa naturellement, mais j’en fus pourtant frappé
comme d’une idée toute nouvelle.
« Comme cela, ce n’est
pas une petite étourdie, dit ma tante.
– Une petite étourdie,
ma tante ! Je me bornai à répéter cette
question hardie avec le même sentiment que j’avais répété
la précédente.
– C’est bien !
c’est bien ! dit ma tante. Je voulais seulement le
savoir ; je ne dis pas de mal d’elle. Pauvres enfants !
ainsi vous vous croyez faits l’un pour l’autre, et vous
vous voyez déjà traversant une vie pleine de douceurs
et de confitures, comme les deux petites figures de sucre qui
décorent le gâteau de la mariée, à un
dîner de noces, n’est-ce pas, Trot. »
Elle parlait avec tant de bonté,
d’un air si doux, presque plaisant, que j’en fus tout à
fait touché.
« Je sais bien que nous
sommes jeunes et sans expérience, ma tante, répondis-je ;
et je ne doute pas qu’il nous arrive de dire et de penser des
choses qui ne sont peut-être pas très raisonnables ;
mais je suis certain que nous nous aimons véritablement. Si je
croyais que Dora pût en aimer un autre, ou cesser de m’aimer,
ou que je pusse jamais aimer une autre femme, ou cesser de l’aimer
moi-même, je ne sais ce que je deviendrais... je deviendrais
fou, je crois.
– Ah ! Trot !
dit ma tante en secouant la tête, et en souriant tristement,
aveugle, aveugle, aveugle ! – Il y a quelqu’un que
je connais, Trot, reprit ma tante après un moment de silence,
qui, malgré la douceur de son caractère, possède
une vivacité d’affection qui me rappelle sa pauvre mère.
Ce quelqu’un-là doit rechercher un appui fidèle
et sûr qui puisse le soutenir et l’aider : un
caractère sérieux, sincère, constant.
– Si vous connaissiez la
constance et la sincérité de Dora, ma tante !
m’écriai-je.
– Oh ! Trot, dit-elle
encore, aveugle, aveugle ! et sans savoir pourquoi, il me sembla
vaguement que je perdais à l’instant quelque chose,
quelque promesse de bonheur qui se dérobait à mes yeux
derrière un nuage.
– Pourtant, dit ma tante,
je n’ai pas envie de désespérer ni de rendre
malheureux ces deux enfants : ainsi, quoique ce soit une passion
de petit garçon et de petite fille, et que ces passions-là
très souvent... faites bien attention, je ne dis pas toujours,
mais très souvent n’aboutissent à rien, cependant
nous n’en plaisanterons pas : nous en parlerons
sérieusement, et nous espérons que cela finira bien, un
de ces jours. Nous avons tout le temps devant nous. »
Ce n’était pas là
une perspective très consolante pour un amant passionné,
mais j’étais enchanté pourtant d’avoir ma
tante dans ma confidence. Me rappelant en même temps qu’elle
devait être fatiguée, je la remerciai tendrement de
cette preuve de son affection et de toutes ses bontés pour
moi, puis après un tendre bonsoir, ma tante et son bonnet de
nuit allèrent prendre possession de ma chambre à
coucher.
Comme j’étais malheureux
ce soir-là dans mon lit ! Comme mes pensées en
revenaient toujours à l’effet que produirait ma pauvreté
sur M. Spenlow, car je n’étais plus ce que je
croyais être quand j’avais demandé la main de
Dora, et puis je me disais qu’en honneur je devais apprendre à
Dora ma situation dans le monde, et lui rendre sa parole si elle
voulait la reprendre ; je me demandais comment j’allais
faire pour vivre pendant tout le temps que je devais passer chez
M. Spenlow, sans rien gagner ; je me demandais comment je
pourrais soutenir ma tante, et je me creusais la tête sans rien
trouver de satisfaisant ; puis je me disais que j’allais
bientôt ne plus avoir d’argent dans ma poche, qu’il
faudrait porter des habits râpés, renoncer aux jolis
coursiers gris, aux petits présents que j’avais tant de
plaisir à offrir à Dora, enfin à me montrer sous
un jour agréable ! Je savais que c’était de
l’égoïsme, que c’était une chose
indigne, de penser toujours à mes propres malheurs, et je me
le reprochais amèrement ; mais j’aimais trop Dora
pour pouvoir faire autrement. Je savais bien que j’étais
un misérable de ne pas penser infiniment plus à ma
tante qu’à moi-même ; mais pour le moment mon
égoïsme et Dora étaient inséparables, et je
ne pouvais mettre Dora de côté pour l’amour
d’aucune autre créature humaine. Ah ! que je fus
malheureux, cette nuit-là !
Quant à mon sommeil, il fut
agité par mille rêves pénibles sur ma pauvreté,
mais il me semblait que je rêvais sans avoir accompli la
cérémonie préalable de m’endormir. Tantôt
je me voyais en haillons voulant obliger Dora à aller vendre
des allumettes chimiques, à un sou le paquet ; tantôt
je me trouvais dans l’étude, revêtu de ma chemise
de nuit et d’une paire de bottes, et M. Spenlow me faisait
des reproches sur la légèreté de costume dans
lequel je me présentais à ses clients ; puis je
mangeais avidement les miettes qui tombaient du biscuit que le vieux
Tiffey mangeait régulièrement tous les jours au moment
où l’horloge de Saint-Paul sonnait une heure ;
ensuite je faisais une foule d’efforts inutiles pour
l’autorisation officielle nécessaire à mon
mariage avec Dora, sans avoir, pour la payer, autre chose à
offrir en échange qu’un des gants d’Uriah Heep que
la Cour tout entière refusait, d’un accord unanime ;
enfin, ne sachant trop où j’en étais, je me
retournais sans cesse ballotté comme un vaisseau en détresse,
dans un océan de draps et de couvertures.
Ma tante ne dormait pas non plus :
je l’entendais qui se promenait en long et en large. Deux ou
trois fois pendant la nuit, elle apparut dans ma chambre comme une
âme en peine, revêtue d’un long peignoir de
flanelle qui lui donnait l’air d’avoir six pieds, et elle
s’approcha du canapé sur lequel j’étais
couché. La première fois, je bondis avec effroi, à
la nouvelle qu’elle avait tout lieu de croire, d’après
la lueur qui apparaissait dans le ciel, que l’abbaye de
Westminster était en feu. Elle voulait savoir si les flammes
ne pouvaient pas arriver jusqu’à Buckingham-Street dans
le cas où le vent changerait. Lorsqu’elle reparut plus
tard, je ne bougeai pas, mais elle s’assit près de moi
en disant tout bas : « Pauvre garçon ! »
et je me sentis plus malheureux encore en voyant combien elle pensait
peu à elle-même pour s’occuper de moi, tandis que
moi, j’étais absorbé comme un égoïste,
dans mes propres soucis.
J’avais quelque peine à
croire qu’une nuit qui me semblait si longue pût être
courte pour personne. Aussi je me mis à penser à un bal
imaginaire où les invités passaient la nuit à
danser : puis tout cela devint un rêve, et j’entendais
les musiciens qui jouaient toujours le même air, pendant que je
voyais Dora danser toujours le même pas sans faire la moindre
attention à moi. L’homme qui avait joué de la
harpe toute la nuit essayait en vain de recouvrir son instrument avec
un bonnet de coton d’une taille ordinaire, au moment où
je me réveillai, ou plutôt au moment où je
renonçai à essayer de m’endormir, en voyant le
soleil briller enfin à ma fenêtre.
Il y avait alors au bas d’une
des rues attenant au Strand d’anciens bains romains (ils y sont
peut-être encore) où j’avais l’habitude
d’aller me plonger dans l’eau froide. Je m’habillai
le plus doucement qu’il me fut possible, et, laissant à
Peggotty le soin de s’occuper de ma tante, j’allai me
précipiter dans l’eau la tête la première,
puis je pris le chemin de Hampstead. J’espérais que ce
traitement énergique me rafraîchirait un peu l’esprit,
et je crois réellement que j’en éprouvai quelque
bien, car je ne tardai pas à décider que la première
chose à faire était de voir si je ne pouvais pu faire
résilier mon traité avec M. Spenlow et recouvrer
la somme convenue. Je déjeunai à Hampstead, puis je
repris le chemin de la Cour, à travers les routes encore
humides de rosée, au milieu du doux parfum des fleurs qui
croissaient dans les jardins environnants ou qui passaient dans des
paniers sur la tête des jardiniers, ne songeant à rien
autre chose qu’à tenter ce premier effort, pour faire
face au changement survenu dans notre position.
J’arrivai pourtant de si bonne
heure à l’étude que j’eus le temps de me
promener une heure dans les cours, avant que le vieux Tiffey, qui
était toujours le premier à son poste, apparût
enfin avec sa clef.
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