Elle mena donc, comme on dit, ses
cochons bien loin au marché, dit ma tante, et elle n’en
fut pas la bonne marchande. D’abord elle fit des pertes dans
les mines, puis dans des pêcheries particulières où
il s’agissait d’aller chercher dans la mer les trésors
perdus ou quelque autre folie de ce genre, continua-t-elle, par
manière d’explication, en se frottant le nez, puis elle
perdit encore dans les mines, et, à la fin des fins, elle
perdit dans une banque. Je ne sais ce que valaient les actions de
cette banque, pendant un temps, dit ma tante, cent pour cent au
moins, je crois ; mais la banque était à l’autre
bout du monde, et s’est évanouie dans l’espace, à
ce que je crois ; en tout cas, elle a fait faillite et ne payera
jamais un sou ; or tous les sous de Betsy étaient là,
et les voilà finis. Ce qu’il y a de mieux à
faire, c’est de n’en plus parler ! »
Ma tante termina ce récit
sommaire et philosophique en regardant avec un certain air de
triomphe Agnès, qui reprenait peu à peu ses couleurs.
« Est-ce là toute
l’histoire, chère miss Trotwood ? dit Agnès.
– J’espère
que c’est bien suffisant, ma chère, dit ma tante. S’il
y avait eu plus d’argent à perdre, ce ne serait pas tout
peut-être. Betsy aurait trouvé moyen d’envoyer cet
argent-là rejoindre le reste, et de faire un nouveau chapitre
à cette histoire, je n’en doute pas. Mais il n’y
avait plus d’argent, et l’histoire finit là. »
Agnès avait écouté
d’abord sans respirer. Elle pâlissait et rougissait
encore, mais elle avait le cœur plus léger. Je croyais
savoir pourquoi. Elle avait craint, sans doute, que son malheureux
père ne fût pour quelque chose dans ce revers de
fortune. Ma tante prit sa main entre les siennes et se mit à
rire.
« Est-ce tout ?
répéta ma tante ; mais oui, vraiment, c’est
tout, à moins qu’on n’ajoute comme à la fin
d’un conte : « Et depuis ce temps-là,
elle vécut toujours heureuse. » Peut-être
dira-t-on cela de Betsy un de ces jours. Maintenant, Agnès,
vous avez une bonne tête : vous aussi, sous quelques
rapports, Trot, quoique je ne puisse pas vous faire toujours ce
compliment. » Là-dessus ma tante secoua la tête
avec l’énergie qui lui était propre. « Que
faut-il faire ? Ma maison pourra rapporter l’un dans
l’autre soixante-dix livres sterling par an. Je crois que nous
pouvons compter là-dessus d’une manière positive.
Eh bien ! c’est tout ce que nous avons, a dit ma tante,
qui était, révérence gardée, comme
certains chevaux qu’on voit s’arrêter tout court,
au moment où ils ont l’air de prendre le mors aux dents.
« De plus, dit-elle, après
un moment de silence, il y a Dick. Il a mille livres sterling par an,
mais il va sans dire qu’il faut que ce soit réservé
pour sa dépense personnelle. J’aimerais mieux le
renvoyer, quoique je sache bien que je suis la seule personne qui
l’apprécie, plutôt que de le garder, à la
condition de ne pas dépenser son argent pour lui jusqu’au
dernier sou. Comment ferons-nous, Trot et moi, pour nous tirer
d’affaire avec nos ressources ? Qu’en dites-vous,
Agnès ?
– Je dis, ma tante,
devançant la réponse d’Agnès, qu’il
faut que je fasse quelque chose.
– Vous enrôler comme
soldat, n’est-ce pas ? repartit ma tante alarmée,
ou entrer dans la marine ? Je ne veux pas entendre parler de
cela. Vous serez procureur. Je ne veux pas de tête cassée
dans la famille, avec votre permission, monsieur. »
J’allais expliquer que je ne
tenais pas à introduire le premier dans la famille ce procédé
simplifié de se tirer d’affaire, quand Agnès me
demanda si j’avais un long bail pour mon appartement.
« Vous touchez au cœur
de la question, ma chère, dit ma tante ; nous avons
l’appartement sur les bras pour six mois, à moins qu’on
ne pût le sous-louer, ce que je ne crois pas. Le dernier
occupant est mort ici, et il mourrait bien cinq locataires sur six,
rien que de demeurer sous le même toit que cette femme en
nankin, avec son jupon de flanelle. J’ai un peu d’argent
comptant, et je crois, comme vous, que ce qu’il y a de mieux à
faire est de finir le terme ici, en louant tout près une
chambre à coucher pour Dick. »
Je crus de mon devoir de dire un mot
des ennuis que ma tante aurait à souffrir, en vivant dans un
état constant de guerre et d’embuscades avec mistress
Crupp ; mais elle répondit à cette objection d’une
manière sommaire et péremptoire, en déclarant
qu’au premier signal d’hostilité elle était
prête à faire à mistress Crupp une peur dont elle
garderait un tremblement jusqu’à la fin de ses jours.
« Je pensais, Trotwood,
dit Agnès en hésitant, que si vous aviez du temps...
– J’ai beaucoup de
temps à moi, Agnès. Je suis toujours libre après
quatre ou cinq heures, et j’ai du loisir le matin de bonne
heure. De manière ou d’autre, dis-je, en sentant que je
rougissais un peu au souvenir des heures que j’avais passées
à flâner dans la ville ou sur la route de Norwood, j’ai
du temps plus qu’il ne m’en faut.
– Je pense que vous
n’auriez pas de goût, dit Agnès en s’approchant
de moi, et en me parlant à voix basse, d’un accent si
doux et si consolant que je l’entends encore, pour un emploi de
secrétaire ?
– Pas de goût, ma
chère Agnès, et pourquoi ?
– C’est que, reprit
Agnès, le docteur Strong a mis à exécution son
projet de se retirer ; il est venu s’établir à
Londres, et je sais qu’il a demandé à papa s’il
ne pourrait pas lui recommander un secrétaire. Ne pensez-vous
pas qu’il lui serait plus agréable d’avoir auprès
de lui son élève favori plutôt que tout autre ?
– Ma chère Agnès,
m’écriai-je, que serais-je sans vous ? Vous êtes
toujours mon bon ange. Je vous l’ai déjà dit. Je
ne pense jamais à vous que comme à mon bon ange. »
Agnès me répondit en
riant gaiement qu’un bon ange (elle voulait parler de Dora) me
suffisait bien, que je n’avais pas besoin d’en avoir
davantage ; et elle me rappela que le docteur avait coutume de
travailler dans son cabinet de grand matin et pendant la soirée,
et que probablement les heures dont je pouvais disposer lui
conviendraient à merveille. Si j’étais heureux de
penser que j’allais gagner moi-même mon pain, je ne
l’étais pas moins de l’idée que je
travaillerais avec mon ancien maître ; et, suivant à
l’instant l’avis d’Agnès, je m’assis
pour écrire au docteur une lettre où je lui exprimais
mon désir, en lui demandant la permission de me présenter
chez lui le lendemain, à dix heures du matin. J’adressai
mon épître à Highgate, car il demeurait dans ce
lieu si plein de souvenirs pour moi, et j’allai la mettre
moi-même à la poste sans perdre une minute.
Partout où passait Agnès,
on trouvait derrière elle quelque trace précieuse du
bien qu’elle faisait sans bruit en passant. Quand je revins, la
cage des oiseaux de ma tante était suspendue exactement comme
elle l’avait été si longtemps à la fenêtre
de son salon ; mon fauteuil, placé comme l’était
le fauteuil infiniment meilleur de ma tante, près de la
croisée ouverte ; et l’écran vert qu’elle
avait apporté était déjà attaché
au haut de la fenêtre. Je n’avais pas besoin de demander
qui est-ce qui avait fait tout cela.
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