Rien qu’à voir
comme les choses avaient l’air de s’être faites
toutes seules, il n’y avait qu’Agnès qui pût
avoir pris ce soin. Quelle autre qu’elle aurait songé à
prendre mes livres mal arrangés sur ma table, pour les
disposer dans l’ordre où je les plaçais
autrefois, du temps de mes études ? Quand j’aurais
cru Agnès à cent lieues, je l’aurais reconnue
tout de suite : je n’avais pas besoin de la voir occupée
à tout remettre en place, souriant du désordre qui
s’était introduit chez moi.
Ma tante mit beaucoup de bonne grâce
à parler favorablement de la Tamise, qui faisait véritablement
un bel effet aux rayons du soleil, quoique cela ne valût pas la
mer qu’elle voyait à Douvres ; mais elle gardait
une rancune inexorable à la fumée de Londres qui
poivrait tout, disait-elle. Heureusement il se fit une prompte
révolution à cet égard, grâce au soin
minutieux avec lequel Peggotty faisait la chasse à ce poivre
malencontreux dans tous les coins de mon appartement. Seulement je ne
pouvais m’empêcher, en la regardant, de me dire que
Peggotty elle-même faisait beaucoup de bruit et peu de besogne,
en comparaison d’Agnès, qui faisait tant de choses sans
le moindre bruit. J’en étais là quand on frappa à
la porte.
« Je pense que c’est
papa, dit Agnès en devenant pâle, il m’a promis de
venir. »
J’ouvris la porte, et je vis
entrer non seulement M. Wickfield mais Uriah Heep. Il y avait
déjà quelque temps que je n’avais vu
M. Wickfield. Je m’attendais déjà à
le trouver très changé, d’après ce
qu’Agnès m’avait dit, mais je fus douloureusement
surpris en le voyant.
Ce n’était pas tant
parce qu’il était bien vieilli, quoique toujours vêtu
avec la même propreté scrupuleuse ; ce n’était
pas non plus parce qu’il avait un teint échauffé,
qui donnait mauvaise idée de sa santé ; ce n’était
pas parce que ses mains étaient agitées d’un
mouvement nerveux, j’en savais mieux la cause que personne,
pour l’avoir vue opérer pendant plusieurs années ;
ce n’est pas qu’il eût perdu la grâce de ses
manières ni la beauté de ses traits, toujours la même ;
mais ce qui me frappa, c’est qu’avec tous ces témoignages
évidents de distinction naturelle, il pût subir la
domination impudente de cette personnification de la bassesse, Uriah
Heep. Le renversement des deux natures dans leurs relations
respectives, de puissance de la part d’Uriah, et de dépendance
du côté de M. Wickfield, offrait le spectacle le
plus pénible qu’on pût imaginer. J’aurais vu
un singe conduire un homme en laisse, que je n’aurais pas été
plus humilié pour l’homme.
Il n’en avait que trop
conscience lui-même. Quand il entra, il s’arrêta la
tête basse comme s’il le sentait bien. Ce fut l’affaire
d’un moment, car Agnès lui dit très doucement :
« Papa, voilà miss Trotwood et Trotwood que vous
n’avez pas vus depuis longtemps », et alors il
s’approcha, tendit la main à ma tante d’un air
embarrassé, et serra les miennes plus cordialement. Pendant
cet instant de trouble rapide, je vis un sourire de malignité
sur les lèvres d’Uriah. Agnès le vit aussi, je
crois, car elle fit un mouvement en arrière, comme pour
s’éloigner de lui.
Quant à ma tante, le vit-elle,
ne le vit-elle pas ? j’aurais défié toute la
science des physionomistes de le deviner sans sa permission. Je ne
crois pas qu’il y ait jamais eu personne doué d’une
figure plus impénétrable qu’elle, lorsqu’elle
voulait. Sa figure ne parlait pas plus qu’un mur de ses
secrètes pensées, jusqu’au moment où elle
rompit le silence avec le ton brusque qui lui était
ordinaire :
« Eh bien !
Wickfield, dit ma tante, et il la regarda pour la première
fois. J’ai raconté à votre fille le bel usage que
j’ai fait de mon argent, parce que je ne pouvais plus vous le
confier depuis que vous vous étiez un peu rouillé en
affaires. Nous nous sommes donc consultées avec elle, et, tout
considéré, nous nous tirerons de là. Agnès,
à elle seule, vaut les deux associés, à mon
avis.
– S’il m’est
permis de faire une humble remarque, dit Uriah Heep en se tortillant,
je suis parfaitement d’accord avec miss Betsy Trotwood, et je
serais trop heureux d’avoir aussi miss Agnès pour
associée.
– Contentez-vous d’être
associé vous-même, repartit ma tante ; il me semble
que cela doit vous suffire. Comment vous portez-vous, monsieur ? »
En réponse à cette
question, qui lui était adressée du ton le plus sec,
M. Heep secouant d’un air embarrassé le sac de
papiers qu’il portait, répliqua qu’il se portait
bien, et remercia ma tante en lui disant qu’il espérait
qu’elle se portait bien aussi.
« Et vous, Copperfield...
je devrais dire monsieur Copperfield, continua Uriah, j’espère
que vous allez bien. Je suis heureux de vous voir, monsieur
Copperfield, même dans les circonstances actuelles : et en
effet les circonstances actuelles avaient l’air d’être
assez de son goût. Elles ne sont pas tout ce que vos amis
pourraient désirer pour vous, monsieur Copperfield ; mais
ce n’est pas l’argent qui fait l’homme, c’est...
je ne suis vraiment pas en état de l’expliquer avec mes
faibles moyens, dit Uriah faisant un geste de basse complaisance ;
mais ce n’est pas l’argent !... »
Là-dessus il me donna une
poignée de main, non pas d’après le système
ordinaire, mais en se tenant à quelques pas, comme s’il
en avait peur, et en soulevant ma main ou la baissant tour à
tour comme la poignée d’une pompe.
« Que dites-vous de notre
santé, Copperfield... pardon, je devrais dire monsieur
Copperfield ? reprit Uriah ; M. Wickfield n’a-t-il
pas bonne mine, monsieur ? Les années passent inaperçues
chez nous, monsieur Copperfield ; si ce n’est qu’elles
élèvent les humbles, c’est-à-dire ma mère
et moi, et qu’elles développent, ajouta-t-il en se
ravisant, la beauté et les grâces, particulièrement
chez miss Agnès. »
Il se tortilla après ce
compliment d’une façon si intolérable que ma
tante qui le regardait en face perdit complètement patience.
« Que le diable
l’emporte ! dit-elle brusquement. Qu’est-ce qu’il
a donc ? Pas de mouvements galvaniques, monsieur !
– Je vous demande pardon,
miss Trotwood, dit Uriah ; je sais bien que vous êtes
nerveuse.
– Laissez-nous
tranquilles, reprit ma tante qui n’était rien moins
qu’apaisée par cette impertinence : je vous prie de
vous taire. Sachez que je ne suis pas nerveuse du tout. Si vous êtes
une anguille, monsieur, à la bonne heure ! mais si vous
êtes un homme, maîtrisez un peu vos mouvements,
monsieur ! Vive Dieu ! continua-t-elle dans un élan
d’indignation, je n’ai pas envie qu’on me fasse
perdre la tête à se tortiller comme un serpent ou comme
un tire-bouchon ! »
M. Heep, comme on peut le
penser, fut un peu troublé par cette explosion, qui recevait
une nouvelle force de l’air indigné dont ma tante recula
sa chaise en secouant la tête, comme si elle allait se jeter
sur lui pour le mordre. Mais il me dit à part d’une voix
douce :
« Je sais bien, monsieur
Copperfield, que miss Trotwood, avec toutes ses excellentes qualités,
est très vive ; j’ai eu le plaisir de la connaître
avant vous, du temps que j’étais encore pauvre petit
clerc, et il est naturel qu’elle ne soit pas adoucie par les
circonstances actuelles. Je m’étonne au contraire que ce
ne soit pas encore pis. J’étais venu ici vous dire que,
si nous pouvions vous être bons à quelque chose, ma mère
et moi, ou Wickfield-et-Heep, nous en serions ravis. Je ne m’avance
pas trop, je suppose ? dit-il avec un affreux sourire à
son associé.
– Uriah Heep, dit
M. Wickfield d’une voix forcée et monotone, est
très actif en affaires, Trotwood. Ce qu’il dit, je
l’approuve pleinement.
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