Mon ami Copperfield veut-il me faire le plaisir de vérifier l’addition ? »

Je le fis et je trouvai le compte exact.

« Ce serait un fardeau insupportable pour moi, dit M. Micawber, que de quitter cette métropole et mon ami M. Thomas Traddles, sans m’acquitter de la partie pécuniaire de mes obligations envers lui. J’ai donc préparé, et je tiens, en ce moment, à la main un document qui répondra à mes désirs sur ce point. Je demande à mon ami M. Thomas Traddles la permission de lui remettre mon billet pour la somme de quarante une livres, dix shillings onze pence et demi, et, cela fait, je rentre avec bonheur en possession de toute ma dignité morale, car je sens que je puis marcher la tête levée devant les hommes mes semblables ! »

Après avoir débité cette préface avec une vive émotion, M. Micawber remit son billet entre les mains de Traddles, et l’assura de ses bons souhaits pour toutes les circonstances de sa vie. Je suis persuadé que non seulement cette transaction faisait à M. Micawber le même effet que s’il avait payé l’argent, mais que Traddles lui-même ne se rendit bien compte de la différence que lorsqu’il eut eu le temps d’y penser.

Fortifié par cet acte de vertu, M. Micawber marchait la tête si haute devant les hommes ses semblables que sa poitrine semblait s’être élargie de moitié quand il nous éclaira pour descendre l’escalier. Nous nous séparâmes très cordialement, et quand j’eus accompagné Traddles jusqu’à sa porte, en retournant tout seul chez moi, entre autres pensées étranges et contradictoires qui me vinrent à l’esprit, je me dis que probablement c’était à quelque souvenir de compassion pour mon enfance abandonnée que je devais que M. Micawber, avec toute ses excentricités, ne m’eût jamais demandé d’argent. Je n’aurais certainement pas eu assez de courage moral pour lui en refuser, et je ne doute pas, soit dit à sa louange, qu’il le sût aussi bien que moi.





VII



Un peu d’eau froide jetée sur mon feu



Ma nouvelle vie durait depuis huit jours déjà, et j’étais plus que jamais pénétré de ces terribles absolutions pratiques que je regardais comme impérieusement exigées par la circonstance. Je continuais à marcher extrêmement vite, dans une vague idée que je faisais mon chemin. Je m’appliquais à dépenser ma force, tant que je pouvais, dans l’ardeur avec laquelle j’accomplissais tout ce que j’entreprenais. J’étais enfin une véritable victime de moi-même ; j’en vins jusqu’à me demander si je ne ferais pas bien de me borner à manger des légumes, dans l’idée vague qu’en devenant un animal herbivore, ce serait un sacrifice que j’offrirais sur l’autel de Dora.

Jusqu’alors ma petite Dora ignorait absolument mes efforts désespérés et ne savait que ce que mes lettres avaient pu confusément lui laisser entrevoir. Mais le samedi arriva, et c’est ce soir-là qu’elle devait rendre visite à miss Mills, chez laquelle je devais moi-même aller prendre le thé, quand M. Mills se serait rendu à son cercle pour jouer au whist, événement dont je devais être averti par l’apparition d’une cage d’oiseau à la fenêtre du milieu du salon.

Nous étions alors complètement établis à Buckingham-Street, et M. Dick continuait ses copies avec une joie sans égale. Ma tante avait remporté une victoire signalée sur mistress Crupp en la soldant, en jetant par la fenêtre la première cruche qu’elle avait trouvée en embuscade sur l’escalier, et en protégeant de sa personne l’arrivée et le départ d’une femme de ménage qu’elle avait prise au dehors. Ces mesures de vigueur avaient fait une telle impression sur mistress Crupp, qu’elle s’était retirée dans sa cuisine, convaincue que ma tante était atteinte de la rage. Ma tante, à qui l’opinion de mistress Crupp comme celle du monde entier était parfaitement indifférente, n’était pas fâchée d’ailleurs d’encourager cette idée, et mistress Crupp, naguère si hardie, perdit bientôt si visiblement tout courage que, pour éviter de rencontrer ma tante sur l’escalier, elle tâchait d’éclipser sa volumineuse personne derrière les portes ou de se cacher dans des coins obscurs, laissant toutefois paraître, sans s’en douter, un ou deux lés de jupon de flanelle. Ma tante trouvait une telle satisfaction à l’effrayer que je crois qu’elle s’amusait à monter et à descendre tout exprès, son chapeau posé effrontément sur le sommet de sa tête, toutes les fois qu’elle pouvait espérer de trouver mistress Crupp sur son chemin.

Ma tante, avec ses habitudes d’ordre et son esprit inventif, introduisit tant d’améliorations dans nos arrangements intérieurs qu’on aurait dit que nous avions fait un héritage au lieu d’avoir perdu notre argent. Entre autres choses, elle convertit l’office en un cabinet de toilette à mon usage, et m’acheta un bois de lit qui faisait l’effet d’une bibliothèque dans le jour, autant qu’un bois de lit peut ressembler à une bibliothèque. J’étais l’objet de toute sa sollicitude, et ma pauvre mère elle-même n’eût pu m’aimer davantage, ni se donner plus de peine pour me rendre heureux.

Peggotty avait regardé comme une haute faveur le privilège de se faire accepter pour participer à tous ces travaux, et, quoiqu’elle conservât à l’égard de ma tante un peu de son ancienne terreur, elle avait reçu d’elle, dans les derniers temps, de si grandes preuves de confiance et d’estime, qu’elles étaient les meilleures amies du monde. Mais le temps était venu, pour Peggotty (je parle du samedi où je devais prendre le thé chez miss Mills), de retourner chez elle pour aller remplir auprès de Ham les devoirs de sa mission.

« Ainsi donc, adieu, Barkis ! dit ma tante ; soignez-vous bien. Je n’aurais jamais cru que je dusse éprouver tant de regrets à vous voir partir ! »

Je conduisis Peggotty au bureau de la diligence et je la mis en voiture. Elle pleura en partant et confia son frère à mon amitié comme Ham l’avait déjà fait. Nous n’avions pas entendu parler de lui depuis qu’il était parti par cette belle soirée.

« Et maintenant, mon cher David, dit Peggotty, si pendant votre stage vous aviez besoin d’argent pour vos dépenses, ou si, votre temps expiré, mon cher enfant, il vous fallait quelque chose pour vous établir, dans l’un ou l’autre cas, ou dans l’un et l’autre, qui est-ce qui aurait autant de droit à vous le prêter que la pauvre vieille bonne de ma pauvre chérie ? »

Je n’étais pas possédé d’une passion d’indépendance tellement sauvage que je ne voulusse pas au moins reconnaître ses offres généreuses, en l’assurant que, si j’empruntais jamais de l’argent à personne, ce serait à elle que je voudrais m’adresser et je crois, qu’à moins de lui faire à l’instant même l’emprunt d’une grosse somme, je ne pouvais pas lui faire plus de plaisir qu’en lui donnant cette assurance.

« Et puis, mon cher, dit Peggotty tout bas, dites à votre joli petit ange que j’aurais bien voulu la voir, ne fût-ce qu’une minute ; dites-lui aussi qu’avant son mariage avec mon garçon, je viendrai vous arranger votre maison comme il faut, si vous le permettez. »

Je lui promis que personne autre n’y toucherait qu’elle, et elle en fut si charmée qu’elle était, en partant, à la joie de son cœur.

Je me fatiguai le plus possible ce jour-là à la Cour par une multitude de moyens pour trouver le temps moins long, et le soir, à l’heure dite, je me rendis dans la rue qu’habitait M. Mills. C’était un homme terrible pour s’endormir toujours après son dîner ; il n’était pas encore sorti, et la cage n’était pas à la fenêtre.

Il me fit attendre si longtemps que je me mis à souhaiter, par forme de consolation, que les joueurs de whist, qui faisaient sa partie, le missent à l’amende pour lui apprendre à venir si tard. Enfin, il sortit, et je vis ma petite Dora suspendre elle-même la cage et faire un pas sur le balcon pour voir si j’étais là, puis, quand elle m’aperçut, elle rentra en courant pendant que Jip restait dehors pour aboyer de toutes ses forces contre un énorme chien de boucher qui était dans la rue et qui l’aurait avalé comme une pilule.

Dora vint à la porte du salon pour me recevoir ; Jip arriva aussi en se roulant et en grognant, dans l’idée que j’étais un brigand, et nous entrâmes tous les trois dans la chambre d’un air très tendre et très heureux. Mais je jetai bientôt le désespoir au milieu de notre joie (hélas ! c’était sans le vouloir, mais j’étais si plein de mon sujet !) en demandant à Dora, sans la moindre préface, si elle pourrait se décider à aimer un mendiant.

Ma chère petite Dora jugez de son épouvante ! La seule idée que ce mot éveillât dans son esprit, c’était celle d’un visage ridé, surmonté d’un bonnet de coton, avec accompagnement de béquilles, d’une jambe de bois ou d’un chien tenant une sébile dans la gueule ; aussi me regarda-t-elle tout effarée avec un air d’étonnement le plus drôle du monde.

« Comment pouvez-vous me faire cette folle question ? dit-elle en faisant la moue ; aimer un mendiant !

– Dora, ma bien-aimée, lui dis-je, je suis un mendiant !

– Comment pouvez-vous être assez fou, me répliqua-t-elle en me donnant une tape sur la main, pour venir nous faire de pareils contes ! Je vais vous faire mordre par Jip. »

Ses manières enfantines me plaisaient plus que tout au monde, mais il fallait absolument m’expliquer, et je répétai d’un ton solennel :

« Dora, ma vie, mon amour, votre David est ruiné !

– Je vous assure que je vais vous faire mordre par Jip si vous continuez vos folies », reprit Dora en secouant ses boucles de cheveux.

Mais j’avais l’air si grave que Dora cessa de secouer ses boucles, posa sa petite main tremblante sur mon épaule, me regarda d’abord d’un air de trouble et d’épouvante, puis se mit à pleurer. C’était terrible. Je tombai à genoux à côté du canapé, la caressant et la conjurant de ne pas me déchirer le cœur ; mais pendant un moment ma pauvre petite Dora ne savait que répéter :

« Ô mon Dieu ! mon Dieu ! J’ai peur, j’ai peur ! Où est Julia Mills ? Menez-moi à Julia Mills et allez-vous-en, je vous en prie ! »

Je ne savais pas plus moi-même où j’en étais.

Enfin, à force de prières et de protestations, je décidai Dora à me regarder. Elle avait l’air terrifié, mais je la ramenai peu à peu par mes caresses à me regarder tendrement, et elle appuya sa bonne petite joue contre la mienne. Alors je lui dis, en la tenant dans mes bras, que je l’aimais de tout mon cœur, mais que je me croyais obligé en conscience de lui offrir de rompre notre engagement puisque j’étais devenu pauvre ; que je ne pourrais jamais m’en consoler, ni supporter l’idée de la perdre ; que je ne craignais pas la pauvreté si elle ne la craignait pas non plus ; que mon cœur et mes bras puiseraient de la force dans mon amour pour elle ; que je travaillais déjà avec un courage que les amants seuls peuvent connaître ; que j’avais commencé à entrer dans la vie pratique et à songer à l’avenir ; qu’une croûte de pain gagnée à la sueur de notre front était plus doux au cœur qu’un festin dû à un héritage ; et beaucoup d’autres belles choses comme celles-là, débitées avec une éloquence passionnée qui m’étonna moi-même, quoique je me fusse préparé à ce moment-là nuit et jour depuis l’instant où ma tante m’avait surpris par son arrivée imprévue.

« Votre cœur est-il toujours à moi, Dora, ma chère ? lui dis-je avec transport, car je savais qu’il m’appartenait toujours en la sentant se presser contre moi.

– Oh oui, s’écria Dora, tout à vous, mais ne soyez pas si effrayant ! »

Moi effrayant ! Pauvre Dora !

« Ne me parlez pas de devenir pauvre et de travailler comme un nègre, me dit-elle en se serrant contre moi, je vous en prie, je vous en prie !

– Mon amour, dis-je, une croûte de pain... gagnée à la sueur...

– Oui, oui, mais je ne veux plus entendre parler de croûtes de pain, et il faut à Jip tous les jours sa côtelette de mouton à midi, sans quoi il mourra ! »

J’étais sous le charme séduisant de ses manières enfantines. Je lui expliquai tendrement que Jip aurait sa côtelette de mouton avec toute la régularité accoutumée. Je lui dépeignis notre vie modeste, indépendante, grâce à mon travail ; je lui parlai de la petite maison que j’avais vue à Highgate, avec la chambre au premier pour ma tante.

« Suis-je encore bien effrayant, Dora ? lui dis-je avec tendresse.

– Oh non, non ! s’écria Dora. Mais j’espère que votre tante restera souvent dans sa chambre, et puis aussi que ce n’est pas une vieille grognon. »

S’il m’eût été possible d’aimer Dora davantage, à coup sûr je l’eusse fait alors. Mais pourtant je sentais qu’elle n’était pas bonne à grand-chose dans le cas présent.