J’ai déjà quelque connaissance du droit,
comme ayant eu à soutenir pour mon compte plusieurs procès
civils, et je vais m’occuper immédiatement d’étudier
les commentaires de l’un des plus éminents et des plus
remarquables juristes anglais ; il est inutile, je crois,
d’ajouter que je parle de M. le juge de paix Blackstone. »
Ces observations furent souvent
interrompues par des représentations de mistress Micawber à
maître Micawber, son fils, sur ce qu’il était
assis sur ses talons, ou qu’il tenait sa tête à
deux mains comme s’il avait peur de la perdre, ou bien qu’il
donnait des coups de pieds à Traddles sous la table ;
d’autres fois il posait ses pieds l’un sur l’autre,
ou étendait ses jambes à des distances contre nature ;
ou bien il se couchait de côté sur la table, trempant
ses cheveux dans les verres ; enfin il manifestait l’agitation
qui régnait dans tous ses membres par une foule de mouvements
incompatibles avec les intérêts généraux
de la société, prenant d’ailleurs en mauvaise
part les remarques que sa mère lui faisait à ce propos.
Pendant tout ce temps, j’étais à me demander ce
que signifiait la révélation de M. Micawber, dont
je n’étais pas encore bien remis jusqu’à ce
qu’enfin mistress Micawber reprit le fil de son discours et
réclama toute mon attention.
« Ce que je demande à
M. Micawber d’éviter surtout, dit-elle, c’est
en se sacrifiant à cette branche secondaire du droit, de
s’interdire les moyens de s’élever un jour
jusqu’au faite. Je suis convaincue que M. Micawber, en se
livrant à une profession qui donnera libre carrière à
la fertilité de ses ressources et à sa facilité
d’élocution, ne peut manquer de se distinguer. Voyons,
monsieur Traddles, s’il s’agissait, par exemple, de
devenir un jour juge ou même chancelier, ajouta-t-elle d’un
air profond, ne se placerait-on pas en dehors de ces postes
importants en commençant par un emploi comme celui que
M. Micawber vient d’accepter ?
– Ma chère, dit
M. Micawber tout en regardant aussi Traddles d’un air
interrogateur, nous avons devant nous tout le temps de réfléchir
à ces questions-là.
– Non, Micawber !
répliqua-t-elle. Votre tort, dans la vie, est toujours de ne
pas regarder assez loin devant vous. Vous êtes obligé,
ne fût-ce que par sentiment de justice envers votre famille, si
ce n’est envers vous-même, d’embrasser d’un
regard les points les plus éloignés de l’horizon
auxquels peuvent vous porter vos facultés. »
M. Micawber toussa et but son
punch de l’air le plus satisfait en regardant toujours
Traddles, comme s’il attendait son opinion.
« Voyez-vous, la vraie
situation, mistress Micawber, dit Traddles en lui dévoilant
doucement la vérité, je veux dire le fait dans toute sa
nudité la plus prosaïque...
– Précisément,
mon cher monsieur Traddles, dit mistress Micawber, je désire
être aussi prosaïque et aussi littéraire que
possible dans une affaire de cette importance.
– C’est que, dit
Traddles, cette branche de la carrière, quand même
M. Micawber serait avoué dans toutes les règles...
– Précisément,
repartit mistress Micawber... Wilkins, vous louchez, et après
cela vous ne pourrez plus regarder droit.
– Cette partie de la
carrière n’a rien à faire avec la magistrature.
Les avocats seuls peuvent prétendre à ces postes
importants, et M. Micawber ne peut pas être avocat sans
avoir fait cinq ans d’études dans l’une des écoles
de droit.
– Vous ai-je bien
compris ? dit mistress Micawber de son air le plus capable et le
plus affable. Vous dites, mon cher monsieur Traddles, qu’à
l’expiration de ce terme, M. Micawber pourrait alors
occuper la situation de juge ou de chancelier ?
– À la rigueur, il
le pourrait, repartit Traddles en appuyant sur le dernier mot.
– Merci, dit mistress
Micawber, c’est tout ce que je voulais savoir. Si telle est la
situation, et si M. Micawber ne renonce à aucun privilège
en se chargeant de semblables devoirs, mes inquiétudes
cessent. Vous me direz que je parle là comme une femme, dit
mistress Micawber, mais j’ai toujours cru que M. Micawber
possédait ce que papa appelait l’esprit judiciaire, et
j’espère qu’il entre maintenant dans une carrière
où ses facultés pourront se développer et
l’élever à un poste important. »
Je ne doute pas que M. Micawber
ne se vit déjà, avec les yeux de son esprit judiciaire,
assis sur le sac de laine. Il passa la main d’un air de
complaisance sur sa tête chauve, et dit avec une résignation
orgueilleuse :
« N’anticipons pas
sur les décrets de la fortune, ma chère. Si je suis
destiné à porter perruque, je suis prêt,
extérieurement du moins, ajouta-t-il en faisant allusion à
sa calvitie, à recevoir cette distinction. Je ne regrette pas
mes cheveux, et qui sait si je ne les ai pas perdus dans un but
déterminé. Mon intention, mon cher Copperfield, est
d’élever mon fils pour l’Église ;
j’avoue que c’est surtout pour lui que je serais bien
aise d’arriver aux grandeurs.
– Pour l’Église ?
demandai-je machinalement, car je ne pensais toujours qu’à
Uriah Heep.
– Oui, dit M. Micawber.
Il a une belle voix de tête, et il commencera dans les chœurs.
Notre résidence à Canterbury et les relations que nous
y possédons déjà, nous permettront sans doute de
profiter des vacances qui pourront se présenter parmi les
chanteurs de la cathédrale. »
En regardant de nouveau maître
Micawber, je trouvai qu’il avait une certaine expression de
figure qui semblait plutôt indiquer que sa voix partait de
derrière ses sourcils, ce qui me fut bientôt démontré
quand je lui entendis chanter (on lui avait donné le choix, de
chanter ou d’aller se coucher) le Pivert au bec perçant.
Après de nombreux compliments sur l’exécution de
ce morceau, on retomba dans la conversation générale,
et comme j’étais trop préoccupé de mes
intentions désespérées pour taire le changement
survenu dans ma situation, je racontai le tout à M. et
mistress Micawber. Je ne puis dire combien ils furent enchantés
tous les deux d’apprendre les embarras de ma tante, et comme
cela redoubla leur cordialité et l’aisance de leurs
manières.
Quand nous fûmes presque
arrivés au fond du pot à l’eau, je m’adressai
à Traddles et je lui rappelai que nous ne pouvions nous
séparer sans souhaiter à nos amis une bonne santé
et beaucoup de bonheur et de succès dans leur nouvelle
carrière. Je priai M. Micawber de remplir les verres, et
je portai leur santé avec toutes les formes requises : je
serrai la main de M. Micawber à travers la table, et
j’embrassai mistress Micawber en commémoration de cette
grande occasion. Traddles m’imita pour le premier point, mais
ne se crut pas assez intime dans la maison pour me suivre plus loin.
« Mon cher Copperfield, me
dit M. Micawber en se levant, les pouces dans les poches de son
gilet, compagnon de ma jeunesse, si cette expression m’est
permise, et vous, mon estimable ami Traddles, si je puis vous appeler
ainsi, permettez-moi, au nom de mistress Micawber, au mien et au nom
de notre progéniture, de vous remercier de vos bons souhaits
dans les termes les plus chaleureux et les plus spontanés. On
peut s’attendre à ce qu’à la veille d’une
émigration qui ouvre devant nous une existence toute nouvelle
(M. Micawber parlait toujours comme s’il allait s’établir
à deux cents lieues de Londres), je tienne à adresser
quelques mots d’adieu à deux amis comme ceux que je vois
devant moi. Mais j’ai dit là-dessus tout ce que j’avais
à dire. Quelque situation dans la société que je
puisse atteindre en suivant la profession savante dont je vais
devenir un membre indigne, j’essayerai de ne point démériter
et de faire honneur à mistress Micawber. Sous le poids
d’embarras pécuniaires temporaires, qui venaient
d’engagements contractés dans l’intention d’y
répondre immédiatement, mais dont je n’ai pu me
libérer par suite de circonstances diverses, je me suis vu
dans la nécessité de revêtir un costume qui
répugne à mes instincts naturels, je veux dire des
lunettes, et de prendre possession d’un surnom sur lequel je ne
pouvais établir aucune prétention légitime. Tout
ce que j’ai à dire sur ce point, c’est que le
nuage a disparu du sombre horizon, et que le Dieu du jour règne
de nouveau sur le sommet des montagnes. Lundi, à quatre
heures, à l’arrivée de la diligence à
Canterbury, mon pied foulera ses bruyères natales, et mon nom
sera... Micawber ! »
M. Micawber reprit son siège
après ces observations et but de suite deux verres de punch de
l’air le plus grave ; puis il ajouta d’un ton
solennel :
« Il me reste encore
quelque chose à faire avant de nous séparer, il me
reste un acte de justice à accomplir. Mon ami, M. Thomas
Traddles, a, dans deux occasions différentes, apposé sa
signature, si je puis employer cette expression vulgaire, à
des billets négociés pour mon usage. Dans la première
occasion, M. Thomas Traddles a été... je dois dire
qu’il a été pris au trébuchet. L’échéance
du second billet n’est pas encore arrivée. Le premier
effet montait (ici M. Micawber examina soigneusement des
papiers), montait, je crois, à vingt-trois livres sterling,
quatre shillings, neuf pence et demi ; le second, d’après
mes notes sur cet article, était de dix-huit livres, six
shillings, deux pence. Ces deux sommes font ensemble un total de
quarante une livres, dix shillings, onze pence et demi, si mes
calculs sont exacts.
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