Les souffrances et les épreuves
morales suppléent aux années chez de certaines natures,
et je vais vous parler aussi franchement que si nous étions à
confesse. Non, votre proposition ne convient pas à notre Dora.
Notre chère Dora est l’enfant gâté de la
nature. C’est une créature de lumière, de gaieté
et de joie. Je ne puis pas vous dissimuler que, si cela se pouvait,
ce serait très bien sans doute, mais... » Et miss
Mills secoua la tête.
Cette demi-concession de miss Mills
m’encouragea à lui demander si, dans le cas où il
se présenterait une occasion d’attirer l’attention
de Dora sur les conditions de ce genre nécessaires à la
vie pratique, elle serait assez bonne pour en profiter ? Miss
Mills y consentit si volontiers que je lui demandai encore si elle ne
voudrait pas bien se charger du livre de cuisine, et me rendre le
service éminent de le faire accepter à Dora sans lui
causer trop d’effroi. Miss Mills voulut bien se charger de la
commission, mais on voyait bien qu’elle n’en attendait
pas grand-chose.
Dora reparut, et elle était si
séduisante que je me demandai si véritablement il était
permis de l’occuper de détails si vulgaires. Et puis
elle m’aimait tant, elle était si séduisante,
surtout quand elle faisait tenir Jip debout pour demander sa rôtie,
et qu’elle faisait semblant de lui brûler le nez avec la
théière parce qu’il refusait de lui obéir,
que je me regardais comme un monstre qui serait venu épouvanter
de sa vue subite la fée dans son bosquet quand je songeais à
l’effroi que je lui avais causé et aux pleurs que je lui
avais fait répandre.
Après le thé, Dora prit
sa guitare et chanta ses vieilles chansons françaises sur
l’impossibilité absolue de cesser de danser sous aucun
prétexte, tra la la, tra la la, et je sentis plus que jamais
que j’étais un monstre.
Il n’y eut qu’un nuage
sur notre joie ; un moment avant de me retirer, miss Mills fit
par hasard une allusion au lendemain matin, et j’eus le malheur
de dire que j’étais obligé de travailler et que
je me levais maintenant à cinq heures du matin. Je ne sais si
Dora en conçut l’idée que j’étais
veilleur dans quelque établissement particulier, mais cette
nouvelle fit une grande impression sur son esprit, et elle cessa de
jouer du piano et de chanter.
Elle y pensait encore quand je lui
dis adieu, et elle me dit, de son petit air câlin, comme si
elle parlait à sa poupée, à ce qu’il me
semblait :
« Voyons, méchant,
ne vous levez pas à cinq heures ! Cela n’a pas de
bon sens !
– J’ai à
travailler, ma chérie.
– Eh bien ! ne
travaillez pas, dit Dora. Pourquoi faire ? »
Il était impossible de dire
autrement qu’en riant à ce joli petit visage étonné
qu’il faut bien travailler pour vivre.
« Oh ! que c’est
ridicule ! s’écria Dora.
– Et comment vivrions-nous
sans cela, Dora ?
– Comment ? n’importe
comment ! » dit Dora.
Elle avait l’air convaincu
qu’elle venait de trancher la question, et elle me donna un
baiser triomphant qui venait si naturellement de son cœur
innocent que je n’aurais pas voulu pour tout l’or du
monde discuter avec elle sa réponse.
Car je l’aimais, et je
continuai de l’aimer de toute mon âme, de toute ma force.
Mais tout en travaillant beaucoup, tout en battant le fer pendant
qu’il était chaud, cela n’empêchait pas que
parfois le soir, quand je me trouvais en face de ma tante, je
réfléchissais à l’effroi que j’avais
causé à Dora ce jour-là, et je me demandais
comment je ferais pour percer au travers de la forêt des
difficultés, une guitare à la main, et à force
d’y rêver il me semblait que mes cheveux en devenaient
tout blancs.
VIII
Dissolution de société
Je m’empressai de mettre
immédiatement à exécution le plan que j’avais
formé relativement aux débats du Parlement. C’était
un des fers de ma forge qu’il fallait battre tandis qu’il
était chaud, et je me mis à l’œuvre avec
une persévérance, qu’il doit m’être
permis d’admirer. J’achetai un traité célèbre
sur l’art de la sténographie (il me coûta bien dix
bons shillings), et je me plongeai dans un océan de
difficultés, qui, au bout de quelques semaines, m’avaient
rendu presque fou. Tous les changements que pouvait apporter un de
ces petits accents, qui, placés d’une façon
signifiaient telle chose, et telle autre dans une autre position ;
tous ces caprices merveilleux figurés par des cercles
indéchiffrables ; les conséquences énormes
d’une figure grosse comme une patte de mouche, les terribles
effets d’une courbe mal placée ne me troublaient pas
seulement pendant mes heures d’étude, elles me
poursuivaient même pendant mes heures de sommeil. Quand je fus
enfin venu à bout de m’orienter tant bien que mal, à
tâtons, au milieu de ce labyrinthe, et de posséder à
peu près l’alphabet qui, à lui seul, était
tout un temple d’hiéroglyphes égyptiens, je fus
assailli après cela par une procession d’horreurs
nouvelles, appelées des caractères arbitraires. Jamais
je n’ai vu de caractères aussi despotiques : par
exemple ils voulaient absolument qu’une ligne plus fine qu’une
toile d’araignée signifiât attente, et
qu’une espèce de chandelle romaine se traduisit par
désavantageux. À mesure que je parvenais à
me fourrer dans la tête ce misérable grimoire, je
m’apercevais que je ne savais plus du tout mon commencement. Je
le rapprenais donc, et alors j’oubliais le reste ; si je
cherchais à le retrouver, c’était aux dépens
de quelque autre bribe du système qui m’échappait.
En un mot c’était navrant, c’est-à-dire,
cela m’aurait paru navrant, si Dora n’avait été
là pour me rendre du courage : Dora, ancre fidèle
de ma barque agitée par la tempête ! Chaque progrès
dans le système me semblait un chêne noueux à
jeter à bas dans la forêt des difficultés, et je
me mettais à les abattre l’un après l’autre
avec un tel redoublement d’énergie, qu’au bout de
trois ou quatre mois je me crus en état de tenter une épreuve
sur un de nos braillards de la Chambre des communes. Jamais je
n’oublierai comment, pour mon début, mon braillard
s’était déjà rassis avant que j’eusse
seulement commencé, et laissa mon crayon imbécile se
trémousser sur le papier, comme s’il avait des
convulsions !
Cela ne pouvait pas aller :
c’était bien évident, j’avais visé
trop haut, il fallait en rabattre. Je recourus à Traddles pour
quelques conseils ; il me proposa de me dicter des discours,
tout doucement, en s’arrêtant de temps en temps pour me
faciliter la chose. J’acceptai son offre avec la plus vive
reconnaissance, et, tous les soirs, pendant bien longtemps, nous
eûmes dans Buckingham-Street, une sorte de parlement privé,
lorsque j’étais revenu de chez le docteur.
Je voudrais bien voir quelque part un
parlement de cette espèce. Ma tante et M. Dick
représentaient le gouvernement ou l’opposition (suivant
les circonstances), et Traddles, à l’aide de l’Orateur
d’Enfield ou d’un volume des Débats
parlementaires, les accablait des plus foudroyantes invectives.
Debout, à côté de la table, une main sur le
volume pour ne pas perdre sa page, et le bras droit levé au
devant de sa tête, Traddles représentant alternativement
M. Pitt, M. Fox, M. Sheridan, M. Burke, lord
Castlereagh, le vicomte Sidmouth, ou M. Canning, se livrait à
la plus violente colère ; il accusait ma tante et M. Dick
d’immoralité et de corruption ; et moi, assis non
loin de lui, mon cahier de notes à la main, j’essoufflais
ma plume à le suivre dans ses déclamations.
L’inconstance et la légèreté de Traddles
ne sauraient être surpassées par aucune politique au
monde. En huit jours il avait embrassé toutes les opinions les
plus différentes, il avait arboré vingt drapeaux. Ma
tante, immobile comme un chancelier de l’Échiquier,
lançait parfois une interruption : « très
bien », ou « Non ! » ou :
« Oh ! » quand le texte semblait l’exiger,
et M. Dick (véritable type du gentilhomme campagnard) lui
servait immédiatement d’écho. Mais M. Dick
fut accusé durant sa carrière parlementaire de choses
si odieuses, et on lui en montra dans l’avenir de si
redoutables conséquences qu’il finit par en être
effrayé. Je crois même qu’il finit par se
persuader qu’il fallait qu’il eût décidément
commis quelque chose qui devait amener la ruine de la constitution de
la Grande-Bretagne et la décadence inévitable du pays.
Bien souvent nous continuions nos
débats jusqu’à ce que la pendule sonnât
minuit et que les bougies fussent brûlées jusqu’au
bout. Le résultat de tant de travaux fut que je finis par
suivre assez bien Traddles ; il ne manquait plus qu’une
chose à mon triomphe, c’était de reconnaître
après ce que signifiaient mes notes. Mais je n’en avais
pas la moindre idée. Une fois qu’elles étaient
écrites, loin de pouvoir en rétablir le sens, c’était
comme si j’avais copié les inscriptions chinoises qu’on
trouve sur les caisses de thé, ou les lettres d’or qu’on
peut lire sur toutes les grandes fioles rouges et vertes qui ornent
la boutique des apothicaires.
Je n’avais autre chose à
faire que de me remettre courageusement à l’œuvre.
C’était bien dur, mais je recommençai, en dépit
de mon ennui, à parcourir de nouveau laborieusement et
méthodiquement tout le chemin que j’avais déjà
fait, marchant à pas de tortue, m’arrêtant pour
examiner minutieusement la plus petite marque, et faisant des efforts
désespérés pour déchiffrer ces caractères
perfides, partout où je les rencontrais. J’étais
très exact à mon bureau, très exact aussi chez
le docteur, enfin je travaillais comme un vrai cheval de fiacre.
Un jour que je me rendais à la
Chambre des communes comme à l’ordinaire, je trouvai sur
le seuil de la porte M. Spenlow, l’air très grave
et se parlant à lui-même. Comme il se plaignait souvent
de maux de tête, et qu’il avait le cou très court
avec des cols de chemise trop empesés, j’eus d’abord
l’idée qu’il avait le cerveau un peu pris, mais je
fus bientôt rassuré sur ce point.
Au lieu de me rendre mon « Bonjour,
monsieur », avec son affabilité accoutumée,
il me regarda d’un air hautain et cérémonieux, et
m’engagea froidement à le suivre dans un certain café,
qui, dans ce temps-là, donnait sur les Doctors’-Commons,
dans la petite arcade près du cimetière de Saint-Paul.
Je lui obéis, l’esprit tout troublé ; je me
sentais couvert d’une sueur éruptive, comme si toutes
mes appréhensions allaient aboutir à la peau. Il
marchait devant moi, le passage étant fort étroit, et
la façon dont il portait la tête ne me présageait
rien de bon : je me doutai qu’il avait découvert
mes sentiments pour ma chère petite Dora.
Si je ne l’avais pas deviné
en le suivant pour nous rendre au café dont j’ai parlé,
je n’aurais pu me méprendre longtemps sur le fait dont
il s’agissait, lorsqu’après être monté
dans une pièce au premier étage, j’y trouvai miss
Murdstone appuyée sur une sorte de buffet où étaient
rangés divers carafons contenant des citrons et deux de ces
boîtes extraordinaires toutes pleines de coins et de recoins,
où jadis on piquait les couteaux et les fourchettes, mais qui,
heureusement pour l’humanité, sont à présent
entièrement passées de mode.
Miss Murdstone me tendit ses ongles
glacés, et se rassit de l’air le plus austère.
M. Spenlow ferma la porte, me fit signe de prendre une chaise,
et se plaça debout sur le tapis devant la cheminée.
« Ayez la bonté,
miss Murdstone, dit M. Spenlow, de montrer à
M. Copperfield ce que contient votre sac. »
Je crois vraiment que c’était
identiquement le même ridicule à fermoir d’acier
que je lui avais vu dans mon enfance. Les lèvres aussi serrées
que le fermoir pouvait l’être, miss Murdstone poussa le
ressort, entrouvrit un peu la bouche du même coup, tira de son
sac ma dernière lettre à Dora, toute pleine des
expressions de la plus tendre affection.
« Je crois que c’est
votre écriture, monsieur Copperfield ? » dit
M. Spenlow.
J’avais le front brûlant,
et la voix qui résonna à mes oreilles ne ressemblait
guère à la mienne lorsque je répondis :
« Oui, monsieur.
– Si je ne me trompe, dit
M. Spenlow, tandis que miss Murdstone tirait de son sac un
paquet de lettres, attaché avec un charmant petit ruban bleu,
ces lettres sont aussi de votre écriture, monsieur
Copperfield ? »
Je pris le paquet avec un sentiment
de désolation ; et, en voyant d’un coup d’œil
au haut des pages : « Ma bien-aimée Dora, mon
ange chéri, ma chère petite », je rougis
profondément et j’inclinai la tête.
« Non, merci, me dit
froidement M. Spenlow, comme je lui tendais machinalement le
paquet de lettres, je ne veux pas vous en priver.
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