Miss Murdstone, soyez assez bonne pour continuer. »

Cette aimable créature, après avoir un moment réfléchi, les yeux baissés sur le papier, raconta ce qui suit, avec l’onction la plus glaciale :

« Je dois avouer que, depuis quelque temps déjà, j’avais mes soupçons sur miss Spenlow en ce qui concerne David Copperfield. J’avais l’œil sur miss Spenlow et sur David Copperfield la première fois qu’ils se virent, et l’impression que j’en conçus alors ne fut pas agréable. La dépravation du cœur humain est telle...

– Vous me rendrez service, madame, fit remarquer M. Spenlow, en vous bornant à raconter les faits. »

Miss Murdstone baissa les yeux, hocha la tête comme pour protester contre cette interruption inconvenante, puis reprit d’un air de dignité offensée :

« Alors, si je dois me borner à raconter les faits, je les dirai aussi brièvement que possible, puisque c’est là tout ce qu’on demande. Je disais donc, monsieur, que, depuis quelque temps déjà, j’avais mes soupçons sur miss Spenlow et sur David Copperfield. J’ai souvent essayé, mais en vain, d’en trouver des preuves décisives. C’est ce qui m’a empêché d’en faire confidence au père de miss Spenlow (et elle le regarda d’un air sévère) : je savais combien, en pareil cas, on est peu disposé à croire avec bienveillance ceux qui remplissent en cela fidèlement leur devoir. »

M. Spenlow semblait anéanti par la noble sévérité du ton de miss Murdstone ; il fit de la main un geste de conciliation.

« Lors de mon retour à Norwood, après m’être absentée à l’occasion du mariage de mon frère, poursuivit miss Murdstone d’un ton dédaigneux, je crus m’apercevoir que la conduite de miss Spenlow, également de retour d’une visite chez son amie miss Mills, que sa conduite, dis-je, donnait plus de fondement à mes soupçons ; je la surveillai donc de plus près. »

Ma pauvre, ma chère petite Dora, qu’elle était loin de se douter que ces yeux de dragon étaient fixés sur elle !

« Cependant, reprit miss Murdstone, c’est hier au soir seulement que j’en ai acquis la preuve positive. J’étais d’avis que miss Spenlow recevait trop de lettres de son amie miss Mills, mais miss Mills était son amie, du plein consentement de son père (encore un coup d’œil bien amer à M. Spenlow), je n’avais donc rien à dire. Puisqu’il ne m’est pas permis de faire allusion à la dépravation naturelle du cœur humain, il faut du moins qu’on me permette de parler d’une confiance mal placée.

– À la bonne heure, murmura M. Spenlow, en forme d’apologie.

– Hier au soir, reprit miss Murdstone, nous venions de prendre le thé, lorsque je remarquai que le petit chien courait, bondissait, grognait dans le salon, en mordillant quelque chose. Je dis à miss Spenlow : « Dora, qu’est-ce que c’est que ce papier que votre chien tient dans sa gueule ? » Miss Spenlow tâta immédiatement sa ceinture, poussa un cri et courut vers le chien. Je l’arrêtai en lui disant : « Dora, mon amour, permettez !... »

– Oh ! Jip, misérable épagneul, c’est donc toi qui es l’auteur de tant d’infortunes !

– Miss Spenlow essaya, dit miss Murdstone, de me corrompre à force de baisers, de nécessaires à ouvrage, de petits bijoux, de présents de toutes sortes : je passe rapidement là-dessus. Le petit chien courut se réfugier sous le canapé, et j’eus beaucoup de peine à l’en faire sortir avec l’aide des pincettes. Une fois tiré de là-dessous, la lettre était toujours dans sa gueule ; et quand j’essayai de la lui arracher, au risque de me faire mordre, il tenait le papier si bien serré entre ses dents que tout ce que je pouvais faire c’était d’enlever le chien en l’air à la suite de ce précieux document. J’ai pourtant fini par m’en emparer. Après l’avoir lu, j’ai dit à miss Spenlow qu’elle devait avoir en sa possession d’autres lettres de même nature, et j’ai enfin obtenu d’elle le paquet qui est maintenant entre les mains de David Copperfield. »

Elle se tut, et, après avoir fermé son sac, elle ferma la bouche, de l’air d’une personne résolue à se laisser briser plutôt que de ployer.

« Vous venez d’entendre miss Murdstone, dit M. Spenlow, en se tournant vers moi. Je désire savoir, monsieur Copperfield, si vous avez quelque chose à répondre. »

Le peu de dignité dont j’aurais pu essayer de me parer était malheureusement fort compromis par le tableau qui venait sans cesse se présenter à mon esprit ; je voyais celle que j’adorais, ma charmante petite Dora, pleurant et sanglotant toute la nuit ; je me la représentais seule, effrayée, malheureuse, ou bien je songeais qu’elle avait supplié, mais en vain, cette mégère au cœur de rocher de lui pardonner ; qu’elle lui avait offert des baisers, des nécessaires à ouvrage, des bijoux, le tout en pure perte ; enfin, qu’elle était au désespoir, et tout cela pour moi ; je tremblais donc d’émotion et de chagrin, bien que je fisse tout mon possible pour le cacher.

« Je n’ai rien à dire, monsieur, repris-je, si ce n’est que je suis le seul à blâmer... Dora...

– Miss Spenlow, je vous prie, repartit son père avec majesté...

– A été entraînée par moi, continuai-je, sans répéter après M. Spenlow ce nom froid et cérémonieux, à me promettre de vous cacher notre affection, et je le regrette amèrement.

– Vous avez eu le plus grand tort, monsieur, me dit M. Spenlow, en se promenant de long en large sur le tapis et en gesticulant avec tout son corps, au lieu de remuer seulement la tête, à cause de la raideur combinée de sa cravate et de son épine dorsale. Vous avez commis une action frauduleuse et immorale, monsieur Copperfield. Quand je reçois chez moi un gentleman, qu’il ait dix-neuf, ou vingt neuf, ou quatre-vingt-dix ans, je le reçois avec pleine confiance. S’il abuse de ma confiance, il commet une action malhonnête, monsieur Copperfield !

– Je ne le vois que trop maintenant, monsieur, vous pouvez en être sûr, repris-je, mais je ne le croyais pas auparavant. En vérité, monsieur Spenlow, dans toute la sincérité de mon cœur, je ne le croyais pas auparavant, j’aime tellement miss Spenlow...

– Allons donc ! quelle sottise ! dit M. Spenlow en rougissant. Ne venez pas me dire en face que vous aimez ma fille, monsieur Copperfield !

– Mais, monsieur, comment pourrais-je défendre ma conduite si cela n’était pas ? répondis-je du ton le plus humble.

– Et comment pouvez-vous défendre votre conduite, si cela est, monsieur ? dit M. Spenlow en s’arrêtant tout court sur le tapis. Avez-vous réfléchi à votre âge et à l’âge de ma fille, monsieur Copperfield ? Savez-vous ce que vous avez fait en venant détruire la confiance qui devait exister entre ma fille et moi ? Avez-vous songé au rang que ma fille occupe dans le monde, aux projets que j’ai pu former pour son avenir, aux intentions que je puis exprimer en sa faveur dans mon testament ? Avez-vous songé à tout cela, monsieur Copperfield ?

– Bien peu, monsieur, j’en ai peur, répondis-je d’un ton humble et triste, mais je vous prie de croire que je n’ai point méconnu ma propre position dans le monde. Quand je vous en ai parlé, nous étions déjà engagés l’un à l’autre.

– Je vous prie de ne pas prononcer ce mot devant moi, monsieur Copperfield ! » et, au milieu de mon désespoir, je ne pus m’empêcher de remarquer qu’il ressemblait tout à fait à Polichinelle par la manière dont il frappait tour à tour ses mains l’une contre l’autre avec la plus grande énergie.

L’immobile miss Murdstone fit entendre un rire sec et dédaigneux.

« Lorsque je vous ai expliqué le changement qui était survenu dans ma situation, monsieur, repris-je voulant changer le mot qui l’avait choqué, il y avait déjà, par ma faute, un secret entre miss Spenlow et moi. Depuis que ma position a changé, j’ai lutté, j’ai fait tout mon possible pour l’améliorer : je suis sûr d’y parvenir un jour. Voulez-vous me donner du temps ? Nous sommes si jeunes, elle et moi, monsieur...

– Vous avez raison, dit M. Spenlow en hochant plusieurs fois la tête et en fronçant le sourcil, vous êtes tous deux très jeunes. Tout cela c’est des bêtises ; il faut que ça finisse ! Prenez ces lettres et jetez-les au feu. Rendez-moi les lettres de miss Spenlow, que je les jette au feu de mon côté. Et bien que nous devions, à l’avenir, nous borner à nous rencontrer ici ou à la Cour, il sera convenu que nous ne parlerons pas du passé. Voyons, monsieur Copperfield, vous ne manquez pas de raison, et vous voyez bien que c’est là la seule chose raisonnable à faire. »

Non, je ne pouvais pas être de cet avis. Je le regrettais beaucoup, mais il y avait une considération qui l’emportait sur la raison. L’amour passe avant tout, et j’aimais Dora à la folie, et Dora m’aimait. Je ne le dis pas tout à fait dans ces termes ; mais je le fis comprendre, et j’y étais bien résolu. Je ne m’inquiétais guère de savoir si je jouais en cela un rôle ridicule, mais je sais que j’étais bien résolu.

« Très bien, monsieur Copperfield, dit M. Spenlow, j’userai de mon influence auprès de ma fille. »

Miss Murdstone fit entendre un son expressif, une longue aspiration qui n’était ni un soupir ni un gémissement, mais qui tenait des deux, comme pour faire sentir à M. Spenlow que c’était par là qu’il aurait du commencer.

« J’userai de mon influence auprès de ma fille, dit M. Spenlow, enhardi par cette approbation. Refusez-vous de prendre ces lettres, monsieur Copperfield ? »

J’avais posé le paquet sur la table.

Oui, je le refusai.