Si j’étais venu là dans l’intention de me rendre ridicule, je suis bien sûr d’y avoir réussi. Miss Mills avait reçu de Dora un billet écrit à la hâte, où elle lui disait que tout était découvert. Elle ajoutait : « Oh ! venez me trouver, Julie, je vous en supplie ! » Mais miss Mills n’avait pas encore été la voir, dans la crainte que sa visite ne fût pas du goût des autorités supérieures ; nous étions tous comme des voyageurs égarés dans le désert du Sahara.

Miss Mills avait une prodigieuse volubilité, et elle s’y complaisait. Je ne pouvais m’empêcher de sentir, tandis qu’elle mêlait ses larmes aux miennes, que nos afflictions étaient pour elle une bonne occasion. Elle les choyait, je peux le dire, pour s’en faire du bien. Elle me faisait remarquer « qu’un abîme immense venait de s’ouvrir entre Dora et moi, et que l’amour pouvait seul le combler avec son arc-en-ciel. L’amour était fait pour souffrir dans ce bas monde : cela avait toujours été, et cela serait toujours. N’importe, reprenait-elle. Les cœurs ne se laissent pas enchaîner longtemps par ces toiles d’araignée : ils sauront bien les rompre, et l’amour sera vengé. »

Tout cela n’était pas très consolant, mais miss Mills ne voulait pas encourager des espérances mensongères. Elle me renvoya bien plus malheureux que je n’étais en arrivant, ce qui ne m’empêcha pas de lui dire (et ce qu’il y a de plus fort, c’est que je le pensais) que je lui avais une profonde reconnaissance et que je voyais bien qu’elle était véritablement notre amie. Il fut résolu que le lendemain matin elle irait trouver Dora, et qu’elle inventerait quelque moyen de l’assurer, soit par un mot, soit par un regard, de toute mon affection et de mon désespoir. Nous nous séparâmes accablés de douleur ; comme miss Mills devait être satisfaite !

En arrivant chez ma tante, je lui confiai tout ; et, en dépit de ce qu’elle put me dire, je me couchai au désespoir. Je me levai au désespoir, et je sortis au désespoir. C’était le samedi matin, je me rendis immédiatement à mon bureau. Je fus surpris, en y arrivant, de voir les garçons de caisse devant la porte et causant entre eux ; quelques passants regardaient les fenêtres qui étaient toutes fermées. Je pressai le pas, et, surpris de ce que je voyais, j’entrai en toute hâte.

Les employés étaient à leur poste, mais personne ne travaillait. Le vieux Tiffey était assis, peut-être pour la première fois de sa vie, sur la chaise d’un de ses collègues, et il n’avait pas même accroché son chapeau.

« Quel affreux malheur, monsieur Copperfield ! me dit-il, au moment où j’entrais.

– Quoi donc ? m’écriai-je. Qu’est-ce qu’il y a ?

– Vous ne savez donc pas ? cria Tiffey, et tout le monde m’entoura.

– Non ! dis-je en les regardant tous l’un après l’autre.

– M. Spenlow, dit Tiffey.

– Eh bien ?

– Il est mort ! »

Je crus que la terre me croulait sous les pieds ; je chancelai, un des commis me soutint dans ses bras. On me fit asseoir, on dénoua ma cravate, on me donna un verre d’eau. Je n’ai aucune idée du temps que tout cela dura.

« Mort ? répétai-je.

– Il a dîné en ville hier, et il conduisait lui-même son phaéton, dit Tiffey. Il avait renvoyé son groom par la diligence, comme il faisait quelquefois, vous savez...

– Eh bien !

– Le phaéton est arrivé vide. Les chevaux se sont arrêtés à la porte de l’écurie. Le palefrenier est accouru avec une lanterne. Il n’y avait personne dans la voiture.

– Est-ce que les chevaux s’étaient emportés ?

– Ils n’avaient pas chaud, dit Tiffey en mettant ses lunettes, pas plus chaud, dit-on, qu’à l’ordinaire quand ils rentrent. Les guides étaient brisées, mais elles avaient évidemment traîné par terre. Toute la maison a été aussitôt sur pied ; trois domestiques ont parcouru la route qu’ils avaient suivie. On l’a retrouvé à un mille de la maison.

– À plus d’un mille, monsieur Tiffey, insinua un jeune employé.

– Croyez-vous ? Vous avez peut-être raison dit Tiffey, à plus d’un mille, pas loin de l’église : il était étendu, le visage contre terre ; une partie de son corps reposait sur la grande route, une autre sur la contre-allée. Personne ne sait s’il a eu une attaque qui l’a fait tomber de voiture, ou s’il en est descendu, parce qu’il se sentait indisposé ; on ne sait même pas s’il était tout à fait mort quand on l’a retrouvé : ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il était parfaitement insensible. Peut-être respirait-il encore, mais il n’a pas prononcé une seule parole. On s’est procuré des médecins aussitôt qu’on a pu, mais tout a été inutile. »

Comment dépeindre ma situation d’esprit à cette nouvelle ! Tout le monde comprend assez mon trouble, en apprenant un tel événement, et si subit, dont la victime était précisément l’homme avec lequel je venais d’avoir une discussion. Ce vide soudain qu’il laissait dans sa chambre encore occupée la veille, où sa chaise et sa table avaient l’air de l’attendre : ces lignes tracées par lui de sa main et laissées sur son bureau comme les dernières traces du spectre disparu : l’impossibilité de le séparer dans notre pensée du lieu où nous étions, au point que, quand la porte s’ouvrait, on s’attendait à le voir entrer ; le silence morne et le désœuvrement de ses bureaux, l’insatiable avidité de nos gens à en parler et celle des gens du dehors qui ne faisaient qu’entrer et sortir toute la journée pour se gorger de quelques détails nouveaux : quel spectacle navrant ! Mais ce que je ne saurais décrire, c’est comment, dans les replis cachés de mon cœur, je ressentais une secrète jalousie de la mort même ; comment je lui reprochais de me refouler au second plan dans les pensées de Dora ; comment l’humeur injuste et tyrannique qui me possédait me rendait envieux même de son chagrin ; comment je souffrais de la pensée que d’autres pourraient la consoler, qu’elle pleurerait loin de moi ; enfin comment j’étais dominé par un désir avare et égoïste de la séparer du monde entier, à mon profit, pour être, moi seul, tout pour elle, dans ce moment si mal choisi pour ne songer qu’à moi.

Dans le trouble de cette situation d’esprit (j’espère que je ne suis pas le seul à l’avoir ressentie, et que d’autres pourront le comprendre), je me rendis le soir même à Norwood : j’appris par un domestique que miss Mills était arrivée ; je lui écrivis une lettre dont je fis mettre l’adresse par ma tante. Je déplorais de tout mon cœur la mort si inattendue de M. Spenlow, et en écrivant je versai des larmes. Je la suppliais de dire à Dora, si elle était en état de l’entendre, qu’il m’avait traité avec une bonté et une bienveillance infinies, et n’avait prononcé le nom de sa fille qu’avec la plus grande tendresse, sans l’ombre d’un reproche.