Je sais bien que c’était encore pur égoïsme de ma part. C’était un moyen de faire parvenir mon nom jusqu’à elle ; mais je cherchais à me faire accroire que c’était un acte de justice envers sa mémoire. Et peut-être l’ai-je cru.

Ma tante reçut le lendemain quelques lignes en réponse ; l’adresse était pour elle ; mais la lettre était pour moi. Dora était accablée de douleur, et quand son amie lui avait demandé s’il fallait m’envoyer ses tendresses, elle s’était écriée en pleurant, car elle pleurait sans interruption : « Oh ! mon cher papa, mon pauvre papa ! » Mais elle n’avait pas dit non, ce qui me fit le plus grand plaisir.

M. Jorkins vint au bureau quelques jours après : il était resté à Norwood depuis l’événement. Tiffey et lui restèrent enfermés ensemble quelque temps, puis Tiffey ouvrit la porte, et me fit signe d’entrer.

« Oh ! dit M. Jorkins, monsieur Copperfield, nous allons, monsieur Tiffey et moi, examiner le pupitre, les tiroirs et tous les papiers du défunt, pour mettre les scellés sur ses papiers personnels, et chercher son testament. Nous n’en trouvons de trace nulle part. Soyez assez bon pour nous aider. »

J’étais, depuis l’événement, dans des transes mortelles pour savoir dans quelle situation se trouverait ma Dora, quel serait son tuteur, etc., etc., et la proposition de M. Jorkins me donnait l’occasion de dissiper mes doutes. Nous nous mîmes tout de suite à l’œuvre ; M. Jorkins ouvrait les pupitres et les tiroirs, et nous en sortions tous les papiers. Nous placions d’un côté tous ceux du bureau, de l’autre tous ceux qui étaient personnels au défunt, et ils n’étaient pas nombreux. Tout se passait avec la plus grande gravité ; et quand nous trouvions un cachet ou un porte-crayon, ou une bague, ou les autres menus objets à son usage personnel, nous baissions instinctivement la voix.

Nous avions déjà scellé plusieurs paquets, et nous continuions au milieu du silence et de la poussière, quand M. Jorkins me dit en se servant exactement des termes dans lesquels son associé, M. Spenlow, nous avait jadis parlé de lui :

« M. Spenlow n’était pas homme à se laisser facilement détourner des traditions et des sentiers battus. Vous le connaissiez. Eh bien ! je suis porté à croire qu’il n’avait pas fait de testament.

– Oh, je suis sûr du contraire ! » dis-je.

Tous deux s’arrêtèrent pour me regarder.

« Le jour où je l’ai vu pour la dernière fois, repris-je, il m’a dit qu’il avait fait un testament, et qu’il avait depuis longtemps mis ordre à ses affaires. »

M. Jorkins et le vieux Tiffey secouèrent la tête d’un commun accord.

« Cela ne promet rien de bon, dit Tiffey.

– Rien de bon du tout, dit M. Jorkins.

– Vous ne doutez pourtant pas ? repartis-je.

– Mon bon monsieur Copperfield, me dit Tiffey, et il posa la main sur mon bras, tout en fermant les yeux et en secouant la tête ; si vous aviez été aussi longtemps que moi dans cette étude, vous sauriez qu’il n’y a point de sujet sur lequel les hommes soient aussi imprévoyants, et pour lequel on doive moins les croire sur parole.

– Mais, en vérité, ce sont ses propres expressions ! répliquai-je avec instance.

– Voilà qui est décisif, reprit Tiffey. Mon opinion alors, c’est... qu’il n’y a pas de testament. »

Cela me parut d’abord la chose du monde la plus bizarre, mais le fait est qu’il n’y avait pas de testament. Les papiers ne fournissaient pas le moindre indice qu’il eût voulu jamais en faire un ; on ne trouva ni le moindre projet, ni le moindre mémorandum qui annonçât qu’il en eût jamais eu l’intention. Ce qui m’étonna presque autant, c’est que ses affaires étaient dans le plus grand désordre. On ne pouvait se rendre compte ni de ce qu’il devait, ni de ce qu’il avait payé, ni de ce qu’il possédait. Il était très probable que, depuis des années, il ne s’en faisait pas lui-même la moindre idée. Peu à peu on découvrit que, poussé par le désir de briller parmi les procureurs des Doctors’-Commons, il avait dépensé plus que le revenu de son étude qui ne s’élevait pas bien haut, et qu’il avait fait une brèche importante à ses ressources personnelles qui probablement n’avaient jamais été bien considérables. On fit une vente de tout le mobilier de Norwood : on sous-loua la maison, et Tiffey me dit, sans savoir tout l’intérêt que je prenais à la chose, qu’une fois les dettes du défunt payées, et déduction faite de la part de ses associés dans l’étude, il ne donnerait pas de tout le reste mille livres sterling. Je n’appris tout cela qu’au bout de six semaines. J’avais été à la torture pendant tout ce temps-là, et j’étais sur le point de mettre un terme à mes jours, chaque fois que miss Mills m’apprenait que ma pauvre petite Dora ne répondait, lorsqu’on parlait de moi, qu’en s’écriant : « Oh, mon pauvre papa ! Oh, mon cher papa ! » Elle me dit aussi que Dora n’avait d’autres parents que deux tantes, sœurs de M. Spenlow, qui n’étaient pas mariées, et qui vivaient à Putney. Depuis longues années elles n’avaient que de rares communications avec leur frère. Ils n’avaient pourtant jamais eu rien ensemble ; mais M. Spenlow les ayant invitées seulement à prendre le thé, le jour du baptême de Dora, au lieu de les inviter au dîner, comme elles avaient la prétention d’en être, elles lui avaient répondu par écrit, que, « dans l’intérêt des deux parties, elles croyaient devoir rester chez elles. » Depuis ce jour leur frère et elles avaient vécu chacun de leur côté.

Ces deux dames sortirent pourtant de leur retraite, pour venir proposer à Dora d’aller demeurer avec elles à Putney. Dora se suspendit à leur cou, en pleurant et en souriant. « Oh oui, mes bonnes tantes ; je vous en prie, emmenez-moi à Putney, avec Julia Mills et Jip ! » Elles s’en retournèrent donc ensemble, peu de temps après l’enterrement.

Je ne sais comment je trouvai le temps d’aller rôder du côté de Putney, mais le fait est que, d’une manière ou de l’autre, je me faufilai très souvent dans le voisinage. Miss Mills, pour mieux remplir tous les devoirs de l’amitié, tenait un journal de ce qui se passait chaque jour ; souvent elle venait me trouver, dans la campagne, pour me le lire, ou me le prêter, quand elle n’avait pas le temps de me le lire. Avec quel bonheur je parcourais les divers articles de ce registre consciencieux, dont voici un échantillon !



« Lundi. – Ma chère Dora est toujours très abattue. – Violent mal de tête. – J’appelle son attention sur la beauté du poil de Jip. D. caresse J. – Associations d’idées qui ouvrent les écluses de la douleur.