C’est une pensée que je n’eus jamais.
Je sentais, comme il l’avait senti lui-même, que tout
était fini de lui à moi. Je n’ai jamais su quel
souvenir il avait conservé de moi ; peut-être
n’était-ce qu’un de ces souvenirs légers
qu’il est facile d’écarter, mais moi, je me
souvenais de lui comme d’un ami bien-aimé que j’avais
perdu par la mort.
Oui, Steerforth, depuis que vous avez
disparu de la scène de ce pauvre récit, je ne dis pas
que ma douleur ne portera pas involontairement témoignage
contre vous devant le trône du jugement dernier, mais n’ayez
pas peur que ma colère ou mes reproches accusateurs vous y
poursuivent d’eux-mêmes.
La nouvelle de ce qui venait
d’arriver se répandit bientôt dans la ville, et en
passant dans les rues, le lendemain matin, j’entendais les
habitants en parler devant leurs portes. Il y avait beaucoup de gens
qui se montraient sévères pour elle ; d’autres
l’étaient plutôt pour lui, mais il n’y avait
qu’une voix sur le compte de son père adoptif et de son
fiancé. Tout le monde, dans tous les rangs, témoignait
pour leur douleur un respect plein d’égards et de
délicatesse. Les marins se tinrent à l’écart
quand ils les virent tous deux marcher lentement sur la plage de
grand matin, et formèrent des groupes où l’on ne
parlait d’eux que pour les plaindre.
Je les trouvai sur la plage près
de la mer. Il m’eût été facile de voir
qu’ils n’avaient pas fermé l’œil,
quand même Peggotty ne m’aurait pas dit que le grand jour
les avait surpris assis encore là où je les avais
laissés la veille. Ils avaient l’air accablé, et
il me sembla que cette seule nuit avait courbé la tête
de M. Peggotty plus que toutes les années pendant
lesquelles je l’avais connu. Mais ils étaient tous deux
graves et calmes comme la mer elle-même, qui se déroulait
à nos yeux sans une seule vague sous un ciel sombre, quoique
des gonflements soudains montrassent bien qu’elle respirait
dans son repos, et qu’une bande de lumière qui
l’illuminait à l’horizon fît deviner par
derrière la présence du soleil, invisible encore sous
les nuages.
« Nous avons longuement
parlé, monsieur, me dit Peggotty après que nous eûmes
fait, tous les trois, quelques tours sur le sable au milieu d’un
silence général, de ce que nous devions et de ce que
nous ne devions pas faire. Mais nous sommes fixés
maintenant. »
Je jetai, par hasard, un regard sur
Ham. En ce moment il regardait la lueur qui éclairait la mer
dans le lointain, et, quoique son visage ne fût pas animé
par la colère et que je ne pusse y lire, autant qu’il
m’en souvient, qu’une expression de résolution
sombre, il me vint dans l’esprit la terrible pensée que
s’il rencontrait jamais Steerforth, il le tuerait.
« Mon devoir ici est
accompli, monsieur, dit Peggotty. Je vais chercher ma... »
Il s’arrêta, puis il reprit d’une voix plus ferme :
« Je vais la chercher. C’est mon devoir à
tout jamais. »
Il secoua la tête quand je lui
demandai où il la chercherait, et me demanda si je partais
pour Londres le lendemain. Je lui dis que, si je n’étais
pas parti le jour même, c’était de peur de manquer
l’occasion de lui rendre quelque service, mais que j’étais
prêt à partir quand il voudrait.
« Je partirai avec vous
demain, monsieur, dit-il, si cela vous convient. »
Nous fîmes de nouveau quelques
pas en silence.
« Ham continuera à
travailler ici, reprit-il au bout d’un moment, et il ira vivre
chez ma sœur. Le vieux bateau...
– Est-ce que vous
abandonnerez le vieux bateau, M. Peggotty ? demandai-je
doucement.
– Ma place n’est
plus là, M. David, répondit-il, et si jamais un
bateau a fait naufrage depuis le temps où les ténèbres
étaient sur la surface de l’abîme, c’est
celui-là. Mais, non, monsieur ; non, je ne veux pas qu’il
soit abandonné, bien loin de là. »
Nous marchâmes encore en
silence, puis il reprit :
« Ce que je désire,
monsieur, c’est qu’il soit toujours, nuit et jour, hiver
comme été, tel qu’elle l’a toujours connu,
depuis la première fois qu’elle l’a vu. Si jamais
ses pas errants se dirigeaient de ce côté, je ne
voudrais pas que son ancienne demeure semblât la repousser ;
je voudrais qu’elle l’invitât, au contraire, à
s’approcher peut-être de la vieille fenêtre, comme
un revenant, pour regarder, à travers le vent et la pluie, son
petit coin près du feu. Alors, M. David, peut-être
qu’en voyant là mistress Gummidge toute seule, elle
prendrait courage et s’y glisserait en tremblant ;
peut-être se laisserait-elle coucher dans son ancien petit lit
et reposerait-elle sa tête fatiguée, là où
elle s’endormait jadis si gaiement. »
Je ne pus lui répondre, malgré
tous mes efforts.
« Tous les soirs, continua
M. Peggotty, à la tombée de la nuit, la chandelle
sera placée comme à l’ordinaire à la
fenêtre, afin que, s’il lui arrivait un jour de la voir,
elle croie aussi l’entendre l’appeler doucement :
« Reviens, mon enfant, reviens ! » Si
jamais on frappe à la porte de votre tante, le soir, Ham,
surtout si on frappe doucement, n’allez pas ouvrir vous-même.
Que ce soit elle, et non pas vous, qui voie d’abord ma pauvre
enfant ! »
Il fit quelques pas et marcha devant
nous un moment. Durant cet intervalle, je jetai encore les yeux sur
Ham et voyant la même expression sur son visage, avec son
regard toujours fixé sur la lueur lointaine, je lui touchai le
bras.
Je l’appelai deux fois par son
nom, comme si j’eusse voulu réveiller un homme endormi,
sans qu’il fît seulement attention à moi. Quand je
lui demandai enfin à quoi il pensait, il me répondit :
« À ce que j’ai
devant moi, M. David, et par delà.
– À la vie qui
s’ouvre devant vous, vous voulez dire ? »
Il m’avait vaguement montré
la mer.
« Oui, M. David. Je
ne sais pas bien ce que c’est, mais il me semble... que c’est
tout là-bas que viendra la fin. » Et il me
regardait comme un homme qui se réveille, mais avec le même
air résolu.
« La fin de quoi ?
demandai-je en sentant renaître mes craintes.
– Je ne sais pas, dit-il
d’un air pensif. Je me rappelais que c’est ici que tout a
commencé et... naturellement je pensais que c’est ici
que tout doit finir. Mais n’en parlons plus, M. David,
ajouta-t-il en répondant, je pense, à mon regard,
n’ayez pas peur : c’est que, voyez-vous, je suis si
barbouillé, il me semble que je ne sais pas... »
et, en effet, il ne savait pas où il en était et son
esprit était dans la plus grande confusion.
M. Peggotty s’arrêta
pour nous laisser le temps de le rejoindre et nous en restâmes
là ; mais le souvenir de mes premières craintes me
revint plus d’une fois, jusqu’au jour où
l’inexorable fin arriva au temps marqué.
Nous nous étions
insensiblement rapprochés du vieux bateau. Nous entrâmes :
mistress Gummidge, au lieu de se lamenter dans son coin accoutumé,
était tout occupée de préparer le déjeuner.
Elle prit le chapeau de M. Peggotty, et lui approcha une chaise
en lui parlant avec tant de douceur et de bon sens que je ne la
reconnaissais plus.
« Allons, Daniel, mon
brave homme, disait-elle, il faut manger et boire pour conserver vos
forces, sans cela vous ne pourriez rien faire. Allons, un petit
effort de courage, mon brave homme, et si je vous gêne avec mon
caquet, vous n’avez qu’à le dire, Daniel, et ce
sera fini. »
Quand elle nous eut tous servis, elle
se retira près de la fenêtre, pour s’occuper
activement de réparer des chemises et d’autres hardes
appartenant à M. Peggotty, qu’elle pliait ensuite
avec soin pour les emballer dans un vieux sac de toile cirée,
comme ceux que portent les matelots. Pendant ce temps, elle
continuait à parler toujours aussi doucement.
« En tout temps et en
toutes saisons, vous savez, Daniel, disait mistress Gummidge, je
serai toujours ici, et tout restera comme vous le désirez. Je
ne suis pas bien savante, mais je vous écrirai de temps en
temps quand vous serez parti, et j’enverrai mes lettres à
M. David. Peut-être que vous m’écrirez aussi
quelquefois, Daniel, pour me dire comment vous vous trouvez à
voyager tout seul dans vos tristes recherches.
– J’ai peur que vous
ne vous trouviez bien isolée, dit M. Peggotty.
– Non, non, Daniel,
répliqua-t-elle ; il n’y a pas de danger, ne vous
inquiétez pas de moi, j’aurai bien assez à faire
de tenir les êtres en ordres (mistress Gummidge voulait parler
de la maison) pour votre retour, de tenir les êtres en ordre
pour ceux qui pourraient revenir, Daniel. Quand il fera beau, je
m’assoirai à la porte comme j’en avais l’habitude.
Si quelqu’un venait, il pourrait voir de loin la vieille veuve,
la fidèle gardienne du logis. »
Quel changement chez mistress
Gummidge, et en si peu de temps ! C’était une autre
personne.
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