Elle était si dévouée, elle comprenait
si vite ce qu’il était bon de dire et ce qu’il
valait mieux taire, elle pensait si peu à elle-même et
elle était si occupée du chagrin de ceux qui
l’entouraient, que je la regardais faire avec une sorte de
vénération. Que d’ouvrage elle fit ce jour-là !
Il y avait sur la plage une quantité d’objets qu’il
fallait renfermer sous le hangar, comme des voiles, des filets, des
rames, des cordages, des vergues, des pots pour les homards, des sacs
de sable pour le lest et bien d’autres choses, et quoique le
secours ne manquât pas et qu’il n’y eût pas
sur la plage une paire de mains qui ne fût disposée à
travailler de toutes ses forces pour M. Peggotty, trop heureuse
de se faire plaisir en lui rendant service, elle persista, pendant
toute la journée, à traîner des fardeaux
infiniment au-dessus de ses forces, et à courir de çà
et de là pour faire une foule de choses inutiles. Point de ses
lamentations ordinaires sur ses malheurs qu’elle semblait avoir
complètement oubliés. Elle affecta tout le jour une
sérénité tranquille, malgré sa vive et
bonne sympathie, et ce n’était pas ce qu’il y
avait de moins étonnant dans le changement qui s’était
opéré en elle. De mauvaise humeur, il n’en était
pas question. Je ne remarquai même pas que sa voix tremblât
une fois, ou qu’une larme tombât de ses yeux pendant tout
le jour ; seulement, le soir, à la tombée de la
nuit, quand elle resta seule avec M. Peggotty, et qu’il
s’était endormi définitivement, elle fondit en
larmes et elle essaya en vain de réprimer ses sanglots. Alors,
me menant près de la porte :
« Que Dieu vous bénisse,
M. David ! me dit-elle, et soyez toujours un ami pour lui,
le pauvre cher homme ! »
Puis elle courut hors de la maison
pour se laver les yeux, avant d’aller se rasseoir près
de lui, pour qu’il la trouvât tranquillement à
l’ouvrage en se réveillant. En un mot, lorsque je les
quittai, le soir, elle était l’appui et le soutien de
M. Peggotty dans son affliction, et je ne pouvais me lasser de
méditer sur la leçon que mistress Gummidge m’avait
donnée et sur le nouveau côté du cœur
humain qu’elle venait de me faire voir.
Il était environ neuf heures
et demie, lorsqu’en me promenant tristement par la ville, je
m’arrêtai à la porte de M. Omer. Sa fille me
dit que son père avait été si affligé de
ce qui était arrivé, qu’il en avait été
tout le jour morne et abattu, et qu’il s’était
même couché sans fumer sa pipe.
« C’est une fille
perfide, un mauvais cœur, dit mistress Joram ; elle n’a
jamais valu rien de bon, non, jamais !
– Ne dites pas cela,
répliquai-je, vous ne le pensez pas.
– Si, je le pense !
dit mistress Joram avec colère.
– Non, non »,
lui dis-je.
Mistress Joram hocha la tête en
essayant de prendre un air dur et sévère, mais elle ne
put triompher de son émotion et se mit à pleurer.
J’étais jeune, il est vrai, mais cette sympathie me
donna très bonne opinion d’elle, et il me sembla qu’en
sa qualité de femme et de mère irréprochable,
cela lui allait très bien.
« Que deviendra-t-elle ?
disait Minnie en sanglotant. Où ira-t-elle ? que
deviendra-t-elle ? Oh ! comment a-t-elle pu être si
cruelle envers elle-même et envers lui ? »
Je me rappelais le temps où
Minnie était une jeune et jolie fille, et j’étais
bien aise de voir qu’elle s’en souvenait aussi avec tant
d’émotion.
« Ma petite Minnie vient
seulement de s’endormir, dit mistress Joram. Même en
dormant, elle appelle Émilie. Toute la journée, ma
petite Minnie l’a demandée en pleurant, et elle voulait
toujours savoir si Émilie était méchante. Que
voulez-vous que je lui dise, quand le dernier soir qu’Émilie
a passé ici, elle a détaché un ruban de son cou
et qu’elle a mis sa tête sur l’oreiller, à
côté de la petite, jusqu’à ce qu’elle
dormit profondément. Le ruban est à l’heure qu’il
est autour du cou de ma petite Minnie. Peut-être cela ne
devrait-il pas être, mais que voulez-vous que je fasse ?
Émilie est bien mauvaise, mais elles s’aimaient tant !
Et puis, cette enfant n’a pas de connaissance. »
Mistress Joram était si triste
que son mari sortit de sa chambre pour venir la consoler. Je les
laissai ensemble, et je repris le chemin de la maison de Peggotty,
plus mélancolique, s’il était possible, que je ne
l’avais encore été.
Cette bonne créature (je veux
parler de Peggotty), sans songer à sa fatigue, à ses
inquiétudes récentes, à tant de nuits sans
sommeil, était restée chez son frère pour ne
plus le quitter qu’au moment du départ. Il n’y
avait dans la maison avec moi qu’une vieille femme, chargée
du soin du ménage depuis quelques semaines, lorsque Peggotty
ne pouvait pas s’en occuper. Comme je n’avais aucun
besoin de ses services, je l’envoyai se coucher à sa
grande satisfaction, et je m’assis devant le feu de la cuisine
pour réfléchir un peu à tout ce qui venait de se
passer.
Je confondais les derniers événements
avec la mort de M. Barkis, et je voyais la mer qui se retirait
dans le lointain ; je me rappelais le regard étrange que
Ham avait jeté sur l’horizon, quand je fus tiré
de mes rêveries par un coup frappé dehors. Il y avait un
marteau à la porte, mais ce n’était pas un coup
de marteau : c’était une main qui avait frappé,
tout en bas, comme si c’était un enfant qui voulût
se faire ouvrir.
Je mis plus d’empressement à
courir à la porte que si c’était le coup de
marteau d’un valet de pied chez un personnage de distinction ;
j’ouvris, et je ne vis d’abord, à mon grand
étonnement, qu’un immense parapluie qui semblait marcher
tout seul. Mais je découvris bientôt sous son ombre miss
Mowcher.
Je n’aurais pas été
disposé à recevoir avec beaucoup de bienveillance cette
petite créature, si, au moment où elle détourna
son parapluie qu’elle ne pouvait venir à bout de fermer
malgré les plus grands efforts, j’avais retrouvé
sur sa figure cette expression « folichonne »
qui m’avait fait une si grande impression lors de notre
première et dernière entrevue. Mais, lorsqu’elle
tourna son visage vers le mien, elle avait un air si pénétré,
et quand je la débarrassai de son parapluie (dont le volume
eût été incommode, même pour le Géant
irlandais), elle tendit ses petites mains avec une expression de
douleur si vive, que je me sentis quelque sympathie pour elle.
« Miss Mowcher ! lui
dis-je après avoir regardé à droite et à
gauche dans la rue déserte sans savoir ce que j’y
cherchais, comment vous trouvez-vous ici ? Qu’est-ce que
vous avez ? »
Elle me fit signe avec son petit bras
de fermer son parapluie, et passant précipitamment à
côté de moi, elle entra dans la cuisine. Je fermai la
porte ; je la suivis, le parapluie à la main, et je la
trouvai assise sur un coin du garde-cendres, tout près des
chenets et des deux barres de fer destinées à recevoir
les assiettes, à l’ombre du coquemar, se balançant
en avant et en arrière, et pressant ses genoux avec ses mains
comme quelqu’un qui souffre.
Un peu inquiet de recevoir cette
visite inopportune, et de me trouver seul spectateur de ces étranges
gesticulations, je m’écriai de nouveau : « Miss
Mowcher, qu’est-ce que vous avez ? Êtes-vous
malade ?
– Mon cher enfant,
répliqua miss Mowcher en pressant ses deux mains sur son cœur,
je suis malade là, très malade ; quand je pense à
ce qui est arrivé, et que j’aurais pu le savoir,
l’empêcher peut-être, si je n’avais pas été
folle et étourdie comme je le suis ! »
Et son grand chapeau, si mal
approprié à sa taille de naine, se balançait en
avant et en arrière, suivant les mouvements de son petit
corps, faisant danser à l’unisson derrière elle,
sur la muraille, l’ombre d’un chapeau de géant.
« Je suis étonné,
commençai-je à dire, de vous voir si sérieusement
troublée... » Mais elle m’interrompit.
« Oui, dit-elle, c’est
toujours comme ça. Tous les jeunes gens inconsidérés
qui ont eu le bonheur d’arriver à leur pleine
croissance, ça s’étonne toujours de trouver
quelques sentiments chez une petite créature comme moi. Je ne
suis pour eux qu’un jouet dont ils s’amusent, pour le
jeter de côté quand ils en sont las ; ça
s’imagine que je n’ai pas plus de sensibilité
qu’un cheval de bois ou un soldat de plomb. Oui, oui, c’est
comme ça, et ce n’est pas d’aujourd’hui.
– Je ne peux parler que
pour moi, lui dis-je, mais je vous assure que je ne suis pas comme
cela. Peut-être n’aurais-je pas dû me montrer
étonné de vous voir dans cet état, puisque je
vous connais à peine. Excusez-moi : je vous ai dit cela
sans intention.
– Que voulez-vous que je
fasse ? répliqua la petite femme en se tenant debout et
en levant les bras pour se faire voir. Voyez : mon père
était tout comme moi, mon frère est de même, ma
sœur aussi. Je travaille pour mon frère et ma sœur
depuis bien des années... sans relâche, monsieur
Copperfield, tout le jour.
1 comment