Jamais mine plus basse ne figura au milieu d’une masse pareille de livres et de papiers. Il me reçut avec sa servilité accoutumée, faisant semblant de ne pas avoir su, de M. Micawber, mon arrivée, ce dont je me permis de douter. Il me conduisit dans le cabinet de M. Wickfield, ou plutôt dans l’ombre de son ancien cabinet, car on l’avait dépouillé d’une foule de commodités au profit du nouvel associé. M. Wickfield et moi nous échangeâmes nos salutations mutuelles tandis qu’Uriah se tenait debout devant le feu, se frottant le menton de sa main osseuse.

« Vous allez demeurer chez nous, Trotwood, tout le temps que vous comptez passer à Canterbury ? dit M. Wickfield, non sans jeter à Uriah un regard qui semblait demander son approbation.

– Avez-vous de la place pour moi ? lui dis-je.

– Je suis prêt, maître Copperfield, je devrais dire monsieur, mais c’est un mot de camaraderie qui me vient naturellement à la bouche, dit Uriah ; je suis prêt à vous rendre votre ancienne chambre, si cela peut vous être agréable.

– Non, non, dit M. Wickfield, pourquoi vous déranger ? il y a une autre chambre ; il y a une autre chambre.

– Oh ! mais, reprit Uriah, en faisant une assez laide grimace, je serais véritablement enchanté ! »

Pour en finir, je déclarai que j’accepterais l’autre chambre, ou que j’irais loger ailleurs ; on se décida donc pour l’autre chambre, puis je pris congé des associés, et je remontai.

J’espérais ne trouver en haut d’autre compagnie qu’Agnès, mais mistress Heep avait demandé la permission de venir s’établir près du feu, elle et son tricot, sous prétexte que la chambre d’Agnès était mieux exposée. Dans le salon, ou dans la salle à manger, elle souffrait cruellement de ses rhumatismes. Je l’aurais bien volontiers, et sans le moindre remords, exposée à toute la furie du vent sur le clocher de la cathédrale, mais il fallait faire de nécessité vertu, et je lui dis bonjour d’un ton amical.

« Je vous remercie bien humblement, monsieur, dit mistress Heep, quand je lui eus demandé des nouvelles de sa santé ; je vais tout doucement. Il n’y a pas de quoi se vanter. Si je pouvais voir mon Uriah bien casé, je ne demanderais plus rien, je vous assure ! Comment avez-vous trouvé mon petit Uriah, monsieur ? »

Je l’avais trouvé tout aussi affreux qu’à l’ordinaire ; je répondis qu’il ne m’avait pas paru changé.

« Ah ! vous ne le trouvez pas changé ? dit mistress Heep ; je vous demande humblement la permission de ne pas être de votre avis. Vous ne le trouvez pas maigre ?

– Pas plus qu’à l’ordinaire, répondis-je.

– Vraiment ! dit mistress Heep ; c’est que vous ne le voyez pas avec l’œil d’une mère. »

L’œil d’une mère me parut être un mauvais œil pour le reste de l’espèce humaine, quand elle le dirigea sur moi, quelque tendre qu’il pût être pour lui, et je crois qu’elle et son fils s’appartenaient exclusivement l’un à l’autre. L’œil de mistress Heep passa de moi à Agnès.

« Et vous, miss Wickfield, ne trouvez-vous pas qu’il est bien changé ? demanda mistress Heep.

– Non, dit Agnès, tout en continuant tranquillement à travailler. Vous vous inquiétez trop ; il est très bien ! »

Mistress Heep renifla de toute sa force, et se remit à tricoter.

Elle ne quitta un seul instant ni nous, ni son tricot. J’étais arrivé vers midi, et nous avions encore bien des heures devant nous avant celle du dîner ; mais elle ne bougeait pas, ses aiguilles se remuaient avec la monotonie d’un sablier qui se vide. Elle était assise à un coin de la cheminée : j’étais établi au pupitre en face du foyer : Agnès était de l’autre côté, pas loin de moi. Toutes les fois que je levais les yeux, tandis que je composais lentement mon épître, je voyais devant moi le pensif visage d’Agnès, qui m’inspirait du courage, par sa douce et angélique expression ; mais je sentais en même temps le mauvais œil qui me regardait, pour se diriger de là sur Agnès, et revenir ensuite à moi, pour retomber furtivement sur son tricot. Je ne suis pas assez versé dans l’art du tricot, pour pouvoir dire ce qu’elle fabriquait, mais, assise là, près du feu, faisant mouvoir ses longues aiguilles, mistress Heep ressemblait à une mauvaise fée, momentanément retenue dans ses mauvais desseins par l’ange assis en face d’elle, mais toute prête à profiter d’un bon moment pour enlacer sa proie dans ses odieux filets.

Pendant le dîner, elle continua à nous surveiller avec le même regard. Après le dîner, son fils prit sa place, et une fois que nous fûmes seuls, au dessert, M. Wickfield, lui et moi, il se mit à m’observer, du coin de l’œil, tout en se livrant aux plus odieuses contorsions. Dans le salon, nous retrouvâmes la mère, fidèle à son tricot et à sa surveillance. Tant qu’Agnès chanta et fit de la musique, la mère était installée à côté du piano. Une fois, elle demanda à Agnès de chanter une ballade, que son Ury aimait à la folie (pendant ce temps-là, ledit Ury bâillait dans son fauteuil) ; puis elle le regardait, et racontait à Agnès qu’il était dans l’enthousiasme. Elle n’ouvrait presque jamais la bouche sans prononcer le nom de son fils. Il devint évident pour moi, que c’était une consigne qu’on lui avait donnée.

Cela dura jusqu’à l’heure de se coucher. Je me sentais si mal à l’aise, à force d’avoir vu la mère et le fils obscurcir cette demeure de leur atroce présence, comme deux grandes chauves-souris planant sur la maison, que j’aurais encore mieux aimé rester debout toute la nuit, avec le tricot et le reste, que d’aller me coucher. Je fermai à peine les yeux. Le lendemain, nouvelle répétition du tricot et de la surveillance, qui dura tout le jour.

Je ne pus trouver dix minutes pour parler à Agnès : c’est à peine si j’eus le temps de lui montrer ma lettre. Je lui proposai de sortir avec moi, mais mistress Heep répéta tant de fois qu’elle était très souffrante, qu’Agnès eut la charité de rester pour lui tenir compagnie. Vers le soir, je sortis seul, pour réfléchir à ce que je devais faire, embarrassé de savoir s’il m’était permis de taire plus longtemps à Agnès ce qu’Uriah Heep m’avait dit à Londres ; car cela commençait à m’inquiéter extrêmement.

Je n’étais pas encore sorti de la ville, du côté de la route de Ramsgate, où il faisait bon se promener, quand je m’entendis appeler, dans l’obscurité, par quelqu’un qui venait derrière moi. Il était impossible de se méprendre à cette redingote râpée, à cette démarche dégingandée ; je m’arrêtai pour attendre Uriah Heep.

« Eh bien ? dis-je.

– Comme vous marchez vite ! dit-il ; j’ai les jambes assez longues, mais vous les avez joliment exercées !

– Où allez-vous ?

– Je viens avec vous, maître Copperfield, si vous voulez permettre à un ancien camarade de vous accompagner. » Et en disant cela, avec un mouvement saccadé, qui pouvait être pris pour une courbette ou pour une moquerie, il se mit à marcher à côté de moi.

« Uriah ! lui dis-je aussi poliment que je pus, après un moment de silence.

– Maître Copperfield ! me répondit Uriah.

– À vous dire vrai (n’en soyez pas choqué), je suis sorti seul, parce que j’étais un peu fatigué d’avoir été si longtemps en compagnie. »

Il me regarda de travers, et me dit avec une horrible grimace :

« C’est de ma mère que vous voulez parler ?

– Mais oui.

– Ah ! dame ! vous savez, nous sommes si humbles, reprit-il ; et connaissant, comme nous le faisons, notre humble condition, nous sommes obligés de veiller à ce que ceux qui ne sont pas humbles comme nous, ne nous marchent pas sur le pied. En amour, tous les stratagèmes sont de bonne guerre, monsieur. »

Et se frottant doucement le menton de ses deux grandes mains, il fit entendre un petit grognement. Je n’avais jamais vu une créature humaine qui ressemblât autant à un mauvais babouin.

« C’est que, voyez-vous, dit-il, tout en continuant de se caresser ainsi le visage et en hochant la tête, vous êtes un bien dangereux rival, maître Copperfield, et vous l’avez toujours été, convenez-en !

– Quoi ! c’est à cause de moi que vous montez la garde autour de miss Wickfield, et que vous lui ôtez toute liberté dans sa propre maison ? lui dis-je.

– Oh ! maître Copperfield ! voilà des paroles bien dures, répliqua-t-il.

– Vous pouvez prendre mes paroles comme bon vous semble ; mais vous savez aussi bien que moi ce que je veux vous dire, Uriah.

– Oh non ! il faut que vous me l’expliquiez, dit-il ; je ne vous comprends pas.

– Supposez-vous, lui dis-je, en m’efforçant, à cause d’Agnès, de rester calme ; supposez-vous que miss Wickfield soit pour moi autre chose qu’une sœur tendrement aimée ?

– Ma foi ! Copperfield, je ne suis pas forcé de répondre à cette question. Peut-être que oui, peut-être que non. »

Je n’ai jamais rien vu de comparable à l’ignoble expression de ce visage, à ces yeux chauves, sans l’ombre d’un cil.

« Alors venez ! lui dis-je ; pour l’amour de miss Wickfield...

– Mon Agnès ! s’écria-t-il, avec un tortillement anguleux plus que dégoûtant. Soyez assez bon pour l’appeler Agnès, maître Copperfield !

– Pour l’amour d’Agnès Wickfield... que Dieu bénisse !

– Je vous remercie de ce souhait, maître Copperfield !

– Je vais vous dire ce que, dans toute autre circonstance, j’aurais autant songé à dire à... Jacques Retch.

– À qui, monsieur ? dit Uriah, tendant le cou, et abritant son oreille de sa main, pour mieux entendre.

– Au bourreau, repris-je ; c’est-à-dire à la dernière personne à qui l’on dût penser...