Sur mon honneur, dit M. Micawber en faisant le
salut le plus galant, comme pour envoyer un baiser, je rends hommage
à miss Wickfield ! Hum !
– J’en suis charmé,
lui dis-je.
– Si vous ne nous aviez
pas assuré, mon cher Copperfield, le jour où nous avons
eu le plaisir de passer la matinée avec vous, que le D
était votre lettre de prédilection, j’aurais été
convaincu que c’était l’A que vous
préfériez. »
Il y a des moments, tout le monde a
passé par là, où ce que nous disons, ce que nous
faisons, nous croyons l’avoir déjà dit, l’avoir
déjà fait à une époque éloignée,
il y a bien, bien longtemps ; où nous nous rappelons que
nous ayons été, il y a des siècles, entourés
des mêmes personnes, des mêmes objets, des mêmes
incidents ; où nous savons parfaitement d’avance ce
qu’on va nous dire après, comme si nous nous en
souvenions tout à coup ! Jamais je n’avais éprouvé
plus vivement ce sentiment mystérieux, qu’avant
d’entendre ces paroles de la bouche de M. Micawber.
Je le quittai bientôt en le
priant de transmettre tous mes souvenirs à sa famille. Il
reprit sa place et sa plume, se frotta le front comme pour se
remettre à son travail ; je voyais bien qu’il y
avait dans ses nouvelles fonctions quelque chose qui nous empêcherait
d’être désormais aussi intimes que par le passé.
Il n’y avait personne dans le
vieux salon, mais mistress Heep y avait laissé des traces de
son passage. J’ouvris la porte de la chambre d’Agnès :
elle était assise près du feu et écrivait devant
son vieux pupitre en bois sculpté.
Elle leva la tête pour voir qui
venait d’entrer. Quel plaisir pour moi d’observer l’air
joyeux que prit à ma vue ce visage réfléchi, et
d’être reçu avec tant de bonté et
d’affection !
« Ah ! lui dis-je,
Agnès, quand nous fumes assis à côté l’un
de l’autre, vous m’avez bien manqué depuis quelque
temps !
– Vraiment ?
répondit-elle. Il n’y a pourtant pas longtemps que vous
nous avez quittés ! »
Je secouai la tête.
« Je ne sais pas comment
cela se fait, Agnès ; mais il me manque évidemment
quelque faculté que je voudrais avoir. Vous m’aviez si
bien habitué à vous laisser penser pour moi dans le bon
vieux temps ; je venais si naturellement m’inspirer de vos
conseils et chercher votre aide, que je crains vraiment d’avoir
perdu l’usage d’une faculté dont je n’avais
pas besoin près de vous.
– Mais qu’est-ce
donc ? dit gaiement Agnès.
– Je ne sais pas quel nom
lui donner, répondis-je, je crois que je suis sérieux
et persévérant !
– J’en suis sûre,
dit Agnès.
– Et patient, Agnès ?
repris-je avec un peu d’hésitation.
– Oui, dit Agnès en
riant, assez patient !
– Et cependant, dis-je, je
suis quelquefois si malheureux et si agité, je suis si
irrésolu et si incapable de prendre un parti, qu’évidemment
il me manque, comment donc dire ?... qu’il me manque un
point d’appui !
– Soit, dit Agnès.
– Tenez ! repris-je,
vous n’avez qu’à voir vous-même. Vous venez
à Londres, je me laisse guider par vous ; aussitôt
je trouve un but et une direction. Ce but m’échappe, je
viens ici, et en un instant je suis un autre homme. Les circonstances
qui m’affligeaient n’ont pas changé, depuis que je
suis entré dans cette chambre : mais, dans ce court
espace de temps, j’ai subi une influence qui me transforme, qui
me rend meilleur ! Qu’est-ce donc, Agnès, quel est
votre secret ? »
Elle avait la tête penchée,
les yeux fixés vers le feu.
« C’est toujours ma
vieille histoire », lui dis-je. Ne riez pas si je vous dis
que c’est maintenant pour les grandes choses, comme c’était
jadis pour les petites. Mes chagrins d’autrefois étaient
des enfantillages, aujourd’hui ils sont sérieux ;
mais toutes les fois que j’ai quitté ma sœur
adoptive...
Agnès leva la tête :
quel céleste visage ! et me tendit sa main, que je
baisai.
« Toutes les fois, Agnès,
que vous n’avez pas été près de moi pour
me conseiller et me donner, au début, votre approbation, je me
suis égaré, je me suis engagé dans une foule de
difficultés. Quand je suis venu vous retrouver, à la
fin (comme je fais toujours), j’ai retrouvé en même
temps la paix et le bonheur. Aujourd’hui encore, me voilà
revenu au logis, pauvre voyageur fatigué, et vous ne vous
figurez pas la douceur du repos que je goûte déjà
près de vous. »
Je sentais si profondément ce
que je disais, et j’étais si véritablement ému,
que la voix me manqua ; je cachai ma tête dans mes mains,
et je me mis à pleurer. Je n’écris ici que
l’exacte vérité ! Je ne songeais ni aux
contradictions ni aux inconséquences qui se trouvaient dans
mon cœur, comme dans celui de la plupart des hommes ; je
ne me disais pas que j’aurais pu faire tout autrement et mieux
que je n’avais fait jusque-là, ni que j’avais eu
grand tort de fermer volontairement l’oreille au cri de ma
conscience : non, tout ce que je savais, c’est que j’étais
de bonne foi, quand je lui disais avec tant de ferveur que près
d’elle je retrouvais le repos et la paix.
Elle calma bientôt cet élan
de sensibilité, par l’expression de sa douce et
fraternelle affection, par ses yeux rayonnants, par sa voix pleine de
tendresse ; et, avec ce calme charmant qui m’avait
toujours fait regarder sa demeure comme un lieu béni, elle
releva mon courage et m’amena naturellement à lui
raconter tout ce qui s’était passé depuis notre
dernière entrevue.
« Et je n’ai rien de
plus à vous dire, Agnès, ajoutai-je, quand ma
confidence fut terminée, si ce n’est que, maintenant, je
compte entièrement sur vous.
– Mais ce n’est pas
sur moi qu’il faut compter, Trotwood, reprit Agnès, avec
un doux sourire ; c’est sur une autre.
– Sur Dora ? dis-je.
– Assurément.
– Mais, Agnès, je
ne vous ai pas dit, répondis-je avec un peu d’embarras,
qu’il est difficile, je ne dirai pas de compter sur Dora, car
elle est la droiture et la fermeté mêmes ; mais
enfin qu’il est difficile, je ne sais comment m’exprimer,
Agnès... Elle est timide, elle se trouble et s’effarouche
aisément. Quelque temps avant la mort de son père, j’ai
cru devoir lui parler... Mais si vous avez la patience de m’écouter,
je vous raconterai tout. »
En conséquence, je racontai à
Agnès ce que j’avais dit à Dora de ma pauvreté,
du livre de cuisine, du livre des comptes, etc., etc., etc...
« Oh ! Trotwood !
reprit-elle avec un sourire, vous êtes bien toujours le même.
Vous aviez raison de vouloir chercher à vous tirer d’affaire
en ce monde : mais fallait-il y aller si brusquement avec une
jeune fille timide, aimante et sans expérience ! Pauvre
Dora ! »
Jamais voix humaine ne put parler
avec plus de bonté et de douceur que la sienne, en me faisant
cette réponse. Il me semblait que je la voyais prendre avec
amour Dora dans ses bras, pour l’embrasser tendrement ; il
me semblait qu’elle me reprochait tacitement, par sa généreuse
protection, de m’être trop hâté de troubler
ce petit cœur ; il me semblait que je voyais Dora, avec
toute sa grâce naïve, caresser Agnès, la remercier,
et en appeler doucement à sa justice pour s’en faire une
auxiliaire contre moi, sans cesser de m’aimer de toute la force
de son innocence enfantine.
Comme j’étais
reconnaissant envers Agnès, comme je l’admirais !
Je les voyais toutes deux, dans une ravissante perspective,
intimement unies, plus charmantes encore, par cette union, l’une
et l’autre.
« Que dois-je faire
maintenant, Agnès ? lui demandai-je, après avoir
contemplé le feu. Que me conseillez-vous de faire.
– Je crois, dit Agnès,
que la marche honorable à suivre, c’est d’écrire
à ces deux dames. Ne croyez-vous pas qu’il serait
indigne de vous de faire des cachotteries ?
– Certainement, puisque
vous le croyez, lui dis-je.
– Je suis mauvais juge en
ces matières, répondit Agnès avec une modeste
hésitation ; mais il me semble... en un mot je trouve que
ce ne serait pas vous montrer digne de vous-même, que de
recourir à des moyens clandestins.
– Vous avez trop bonne
opinion de moi, Agnès, j’en ai peur !
– Ce ne serait pas digne
de votre franchise habituelle, répliqua-t-elle. J’écrirais
à ces deux dames ; je leur raconterais aussi simplement
et aussi ouvertement que possible, tout ce qui s’est passé,
et je leur demanderais la permission de venir quelquefois chez elles.
Comme vous êtes jeune, et que vous n’avez pas encore de
position dans le monde, je crois que vous feriez bien de dire que
vous vous soumettez volontiers à toutes les conditions
qu’elles voudront vous imposer. Je les conjurerais de ne pas
repousser ma demande, sans en avoir fait part à Dora, et de la
discuter avec elle, quand cela leur paraîtrait convenable. Je
ne serais pas trop ardent, dit Agnès doucement, ni trop
exigeant ; j’aurais foi en ma fidélité, en
ma persévérance, et en Dora !
– Mais si Dora allait
s’effaroucher, Agnès, quand on lui parlera de cela ;
si elle allait se mettre encore à pleurer, sans vouloir rien
dire de moi !
– Est-ce vraisemblable ?
demanda Agnès, avec le plus affectueux intérêt.
– Ma foi, je n’en
jurerais pas ! elle prend peur et s’effarouche comme un
petit oiseau. Et si les miss Spenlow ne trouvent pas convenable qu’on
s’adresse à elles (les vieilles filles sont parfois si
bizarres)...
– Je ne crois pas,
Trotwood, dit Agnès, en levant doucement les yeux vers moi ;
qu’il faille se préoccuper beaucoup de cela. Il vaut
mieux, selon moi, se demander simplement s’il est bien de le
faire, et, si c’est bien, ne pas hésiter. »
Je n’hésitai pas plus
longtemps. Je me sentais le cœur plus léger, quoique
très pénétré de l’immense
importance de ma tâche, et je me promis d’employer toute
mon après-midi à composer ma lettre. Agnès
m’abandonna son pupitre, pour composer mon brouillon. Mais je
commençai d’abord par descendre voir M. Wickfield
et Uriah Heep.
Je trouvai Uriah installé dans
un nouveau cabinet, qui exhalait une odeur de plâtre encore
frais, et qu’on avait construit dans le jardin.
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