M. Peggotty
l’avait laissée intacte comme l’autre, et il
replia de même le billet. Il y avait aussi des instructions
détaillées sur la manière de lui faire parvenir
une réponse ; on voyait bien que plusieurs personnes s’en
étaient mêlées pour mieux dissimuler l’endroit
où elle était cachée ; cependant il
paraissait assez probable qu’elle avait écrit du lieu
même où on avait dit à M. Peggotty qu’on
l’avait vue.
« Et quelle réponse
a-t-on faite ?
– Mistress Gummidge n’est
pas forte sur l’écriture, reprit-il, et Ham a bien voulu
se charger de répondre pour elle. On lui a écrit que
j’étais parti pour la chercher, et ce que j’avais
dit en m’en allant.
– Est-ce encore une lettre
que vous tenez là ?
– Non, c’est de
l’argent, monsieur, dit M. Peggotty en le dépliant
à demi : dix livres sterling, comme vous voyez ; et
il y a écrit en dedans de l’enveloppe « de la
part d’une amie véritable. » Mais la première
lettre avait été mise sous la porte, et celle-ci est
venue par la poste, avant-hier. Je vais aller chercher Émilie
dans la ville dont cette lettre porte le timbre. »
Il me le montra. C’était
une ville sur les bords du Rhin. Il avait trouvé à
Yarmouth quelques marchands étrangers qui connaissaient ce
pays-là ; on lui en avait dessiné une espèce
de carte, pour mieux lui faire comprendre la chose. Il la posa entre
nous sur la table, et me montra son chemin d’une main, tout en
appuyant son menton sur l’autre.
Je lui demandai comment allait Ham ?
Il secoua la tête :
« Il travaille
d’arrache-pied, me dit-il : son nom est dans toute la
contrée connu et respecté autant qu’un nom peut
l’être en ce monde. Chacun est prêt à lui
venir en aide, vous comprenez, il est si bon avec tout le monde !
On ne l’a jamais entendu se plaindre. Mais ma sœur croit,
entre nous, qu’il a reçu là un rude coup.
– Pauvre garçon ;
je le crois facilement.
– Maître David,
reprit M. Peggotty à voix basse, et d’un ton
solennel, Ham ne tient plus à la vie. Toutes les fois qu’il
faut un homme pour affronter quelque péril en mer, il est là ;
toutes les fois qu’il y a un poste dangereux à remplir,
le voilà parti de l’avant. Et pourtant, il est doux
comme un enfant ; il n’y a pas un enfant dans tout
Yarmouth qui ne le connaisse. »
Il réunit ses lettres d’un
air pensif, les replia doucement, et replaça le petit paquet
dans sa poche. On ne voyait plus personne à la porte. La neige
continuait de tomber ; mais voilà tout.
« Eh bien ! me
dit-il, en regardant son sac, puisque je vous ai vu ce soir, maître
David, et cela m’a fait du bien, je partirai de bonne heure
demain matin. Vous avez vu ce que j’ai là, et il mettait
sa main sur le petit paquet ; tout ce qui m’inquiète,
c’est la pensée qu’il pourrait m’arriver
quelque malheur avant d’avoir rendu cet argent. Si je venais à
mourir, et que cet argent fut perdu ou volé, et qu’il
pût croire que je l’ai gardé, je crois vraiment
que l’autre monde ne pourrait pas me retenir ; oui,
vraiment, je crois que je reviendrais ! »
Il se leva, je me levai aussi, et
nous nous serrâmes de nouveau la main.
« Je ferais dix mille
milles, dit-il, je marcherais jusqu’au jour où je
tomberais mort de fatigue, pour pouvoir lui jeter cet argent à
la figure. Que je puisse seulement faire cela et retrouver mon
Émilie, et je serai content. Si je ne la retrouve pas,
peut-être un jour apprendra-t-elle que son oncle, qui l’aimait
tant, n’a cessé de la chercher que quand il a cessé
de vivre ; et, si je la connais bien, il n’en faudra pas
davantage pour la ramener alors au bercail ! »
Quand nous sortîmes, la nuit
était froide et sombre, et je vis fuir devant nous cette
apparition mystérieuse. Je retins M. Peggotty encore un
moment, jusqu’à ce qu’elle eut disparu.
Il me dit qu’il allait passer
la nuit dans une auberge, sur la route de Douvres, où il
trouverait une bonne chambre. Je l’accompagnai jusqu’au
pont de Westminster, puis nous nous séparâmes. Il me
semblait que tout dans la nature gardait un silence religieux, par
respect pour ce pieux pèlerin qui reprenait lentement sa
course solitaire à travers la neige.
Je retournai dans la cour de
l’auberge, je cherchai des yeux celle dont le visage m’avait
fait une si profonde impression ; elle n’y était
plus. La neige avait effacé la trace de nos pas, on ne voyait
plus que ceux que je venais d’y imprimer ; encore la neige
était si forte qu’ils commençaient à
disparaître, le temps seulement de tourner la tête pour
les regarder par derrière.
XI
Les tantes de Dora
À la fin, je reçus une
réponse des deux vieilles dames. Elles présentaient
leurs compliments à M. Copperfield et l’informaient
qu’elles avaient lu sa lettre avec la plus sérieuse
attention, « dans l’intérêt des deux
parties. » Cette expression me parut assez alarmante, non
seulement parce qu’elles s’en étaient déjà
servies autrefois dans leur discussion avec leur frère, mais
aussi parce que j’avais remarqué que les phrases de
convention sont comme ces bouquets de feu d’artifice dont on ne
peut prévoir, au départ, la variété de
formes et de couleurs qui les diversifient, sans le moindre égard
pour leur forme originelle. Ces demoiselles ajoutaient qu’elles
ne croyaient pas convenable d’exprimer, « par
lettre », leur opinion sur le sujet dont les avait
entretenues M. Copperfield ; mais que si M. Copperfield
voulait leur faire l’honneur d’une visite, à un
jour désigné, elles seraient heureuses d’en
converser avec lui ; M. Copperfield pouvait, s’il le
jugeait à propos, se faire accompagner d’une personne de
confiance.
M. Copperfield répondit
immédiatement à cette lettre qu’il présentait
à mesdemoiselles Spenlow ses compliments respectueux, qu’il
aurait l’honneur de leur rendre visite au jour désigné,
et qu’il serait accompagné, comme elles avaient bien
voulu le lui permettre, de son ami M. Thomas Traddles, du
Temple. Une fois cette lettre expédiée, M. Copperfield
tomba dans un état d’agitation nerveuse qui dura
jusqu’au jour fixé.
Ce qui augmentait beaucoup mon
inquiétude, c’était de ne pouvoir, dans une crise
aussi importante, avoir recours aux inestimables services de miss
Mills. Mais M. Mills qui semblait prendre à tâche
de me contrarier (du moins je le croyais, ce qui revenait au même).
M. Mills, dis-je, venait de prendre un parti extrême, en
se mettant dans la tête de partir pour les Indes. Je vous
demande un peu ce qu’il voulait aller faire aux Indes, si ce
n’était pour me vexer ? Vous me direz à cela
qu’il n’avait rien à faire dans aucune autre
partie du monde, et que celle-là l’intéressait
particulièrement, puisque tout son commerce se faisait avec
l’Inde. Je ne sais trop quel pouvait être ce commerce
(j’avais, sur ce sujet, des notions assez vagues de châles
lamés d’or et de dents d’éléphants) ;
il avait été à Calcutta dans sa jeunesse, et il
voulait retourner s’y établir, en qualité
d’associé résident. Mais tout cela m’était
bien égal : il n’en était pas moins vrai
qu’il allait partir, qu’il emmenait Julia, et que Julia
était en voyage pour dire adieu à sa famille ;
leur maison était affichée à vendre ou à
louer ; leur mobilier (la machine à lessive comme le
reste) devait se vendre sur estimation. Voilà donc encore un
tremblement de terre sous mes pieds, avant que je fusse encore bien
remis du premier.
J’hésitais fort sur la
question de savoir comment je devais m’habiller pour le jour
solennel : j’étais partagé entre le désir
de paraître à mon avantage, et la crainte que quelque
apprêt dans ma toilette ne vînt altérer ma
réputation d’homme sérieux aux yeux des
demoiselles Spenlow. J’essayai un heureux mezzo termine
dont ma tante approuva l’idée, et, pour assurer le
succès de notre entreprise, M. Dick, selon les usages
matrimoniaux du pays, jeta son soulier en l’air derrière
Traddles et moi, comme nous descendions l’escalier.
Malgré toute mon estime pour
les bonnes qualités de Traddles, et malgré toute
l’affection que je lui portais, je ne pouvais m’empêcher,
dans une occasion aussi délicate, de souhaiter qu’il
n’eût pas pris l’habitude de se coiffer en brosse,
comme il faisait toujours : ses cheveux, dressés en l’air
sur sa tête, lui donnaient un air effaré, je pourrais
même dire une mine de balai de crin dont mes appréhensions
superstitieuses ne me faisaient augurer rien de bon.
Je pris la liberté de le lui
dire en chemin et de lui insinuer que, s’il pouvait seulement
les aplatir un peu...
« Mon cher Copperfield,
dit Traddles en ôtant son chapeau, et en lissant ses cheveux
dans tous les sens, rien ne saurait m’être plus agréable,
mais ils ne veulent pas.
– Ils ne veulent pas se
tenir lisses ?
– Non, dit Traddles.
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